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ce temps-là. Et si le tyran Gessler n’envoie pas Guillaume, sa femme et ses enfans, ainsi que la princesse Mathilde, se promener sous le mancenillier, dans les jardins sacrés, c’est que Meyerbeer n’avait pas encore inventé le mancenillier. J’ai nommé la princesse Mathilde ; celle-là ne se prodigue pas. Elle marche dans sa distinction, sa grâce aimable. On la voit peu, mais chaque fois qu’elle paraît, c’est la mélodie qu’elle amène : patuit dea. Noble figure à laquelle sied du moins la noblesse du langage, et comme Mlle Marie Battu sait la rendre ! Quel ton doux et fier dans le récitatif d’entrée, quel goût parfait dans la romance ! Et le duo qui suit avec Arnold, le cantabile surtout, car vers la fin la flamme manque un peu, et dans le finale du troisième acte cette phrase si large, si abondante, où sa voix gracieusement flotte à l’ondulation rhythmique, comme tout cela est composé, rendu, sans grands effets dont le gros du public s’émerveille, mais avec mesure, discrétion ; — un art sévère, contenu, et partout ce beau soin du style, qui ne s’apprend que chez les maîtres et trahit Alceste dans Mathilde ! Du reste l’exécution de ce sublime ouvrage est aujourd’hui ce qu’on a peut-être entendu de plus complet. Les Nourrit manquent, nous le savons, et les Duprez. Arnold cependant ne fait point trop sotte figure, et en revanche ! ce grand rôle de Guillaume Tell, que jadis un Dabadie ânonnait, a pour interprète M. Faure. Et les chœurs ! accrus, pour la circonstance, gouvernés, stylés par des chefs qui sont des maîtres, Victor Massé, Gevaërt, à quels souvenirs s’adresser pour avoir idée d’une si triomphante résonnance ? Qui se rappelle avoir entendu pareilles masses vocales comploter la délivrance de la patrie et pousser au-devant du soleil qui se lève ce cri effaré, tragique, par lequel inopinément l’acte se termine ?

« J’appelle cela non du plaisir, mais du véritable bonheur ! » Jacquemont a raison, entendre de semblable musique, exécutée comme elle l’est à l’Opéra, c’est plus que du plaisir. Il est vrai que Jacquemont ajoute aussitôt : « La tendresse est active dans cette admiration passionnée, et l’on est tout près de s’aimer quand on partage ainsi, avec la même nuance la plus délicate, le même sentiment si fort et si profond. » A vingt-cinq ans, de tels raffïnemens sont de saison ; plus tard, l’occasion de goûter à deux ce plaisir, ce bonheur, nous vient moins aisément, et j’estime que l’admiration, pour n’être pas commune reste encore un sentiment délicieux. On était ravi l’une et l’autre, on est maintenant ravi tout seul, et l’esthétique, au lieu d’y perdre, gagne au change. N’importe, c’est cependant une bien incomparable ivresse d’entendre Guillaume Tell ou toute autre œuvre de génie en de semblables conditions de jeunesse, d’amour. « Depuis, je lui ai fait lire les plus belles