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et ne tarda pas à y mourir épuisé de débauches. Une députation de rabbins envoyés vers Marc Aurèle réussit à les faire retirer.

Il est probable que le parti des rabbins pacifiques ou du moins comprenant bien la situation l’emportait de plus en plus dans l’opinion des Juifs. La splendeur matérielle de la civilisation romaine contribuait aussi à adoucir ces terribles puritains. Une source talmudique rapporte que R. Juda, R. José et R. Simon ben-Jochaï dissertaient un jour à Uscha sur les mérites de l’empire. R. Juda romanisait passablement, exaltait les grandes œuvres d’utilité publique accomplies par les Romains. « Ils ont, disait-il, bâti partout des villes avec de grands marchés, jeté des ponts sur les fleuves, érigé des thermes pour la santé. » R. Simon n’entendait pas du tout de cette oreille. « Oui, répliquait-il, mais ils n’ont fait tout cela que par avarice et égoïsme ; ils entretiennent dans les villes des maisons de prostitution[1], leurs bains ne servent qu’à la débauche, leurs ponts sont grevés de droits de péage. » R. José écouta, mais ne dit rien qui ressemblât à un éloge ou à un blâme. Eh bien ! R. José me fait assez l’effet d’avoir représenté l’opinion générale de ses compatriotes. Bien peu auraient partagé l’enthousiasme de R. Juda pour l’administration romaine, mais le puritanisme incorrigible de R. Simon déclinait visiblement. Le judaïsme, ne voulant ni se démentir ni s’opiniâtrer dans l’impossible, se recueillait, préférant se taire et attendre. Les faits parlaient trop haut pour qu’on refusât toujours d’entendre leur imposant langage. Tandis que la statue de Jupiter Capitolin trônait aux lieux où fut Jérusalem, les rabbins envoyés à Rome auprès de Marc-Aurèle avaient pu, par une faveur spéciale, contempler au Capitole les vénérables reliques enlevées un siècle auparavant par Titus, les vases sacrés, le diadème pontifical et le rideau du sanctuaire[2]. Pourtant, depuis que ces insignes vénérés avaient disparu de la terre sainte, le judaïsme, malgré de terribles secousses, avait vécu, il se relevait encore une fois d’une ruine qui semblait totale. Quelle leçon contre la prétendue nécessité d’un culte sacerdotal et d’une théocratie fondée sur cette base périssable !

Cependant l’idée, l’espoir de secouer un jour le joug romain, moyennant la protection divine et la venue du messie, ne cessa de travailler sourdement les masses ignorantes, et toutes les fois que les vicissitudes politiques amenèrent un état de choses trop

  1. C’est le même reproche que les apologistes chrétiens adressent à la société païenne. L’empire avait fini par chercher dans la prostitution des ressources fiscales.
  2. Les historiens juifs disent que ces trophées des Flaviens furent emportés de Rome par Genséric, et passèrent avec lui en Afrique. On ne sait ce qu’ils devinrent ensuite.