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Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 72.djvu/231

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sur eux encore plus que le froid de l’atmosphère. M. Cheadle, dont le corps et l’esprit sont prêts à toutes les besognes, ne peut pas supporter pendant plus de deux jours le silence de la forêt. A peine rétabli d’un érysipèle à la tête, lord Milton, par 30 degrés de froid, se traîne à dix ou quinze lieues de distance pour fuir la solitude et chercher des semblables. Au dégoût de l’ennui se joint le dégoût de la malpropreté. La hutte est si étroite qu’en peu de jours le sol s’exhausse, comme celui d’une étable, par la litière qu’on y jette. Il faut vivre aussi, et c’est une distraction cruelle que d’avoir à trouver sans cesse les moyens de ne pas mourir de faim.

Le gros gibier est rare. Aucun Européen, aucun demi-sang même n’est assez rusé pour tromper la vigilance du grand daim du Canada. On ne peut le chasser avec des chiens qu’au printemps, alors que la gelée de la nuit, succédant au dégel de la journée, a produit une légère croûte de glace qui se brise sous son poids et où il demeure empêtré comme dans un filet. La glace et la neige protègent le poisson. Les canards et les oiseaux d’eau ont disparu pour ne revenir qu’au printemps. On envoie au fort Carleton et même au fort Garry chercher des provisions. On va chasser le bison dans la prairie par un froid de 40 degrés. Jamais le résultat n’égale l’effort. Les moyens de transport font toujours défaut. Une neige réduite en poussière par le froid couvre le sol à plusieurs pieds de hauteur. Il n’est plus question de chevaux ni de voitures, il faut se servir de traîneaux tirés par des chiens ; mais la condition de ces animaux est lamentable. Ils sont les premiers à sentir les effets de la famine. Si on ne les nourrit pas, ils ne peuvent avancer ; si on les nourrit, ils ont bientôt consommé le peu de provisions qu’ils peuvent traîner. Encore faut-il que l’homme fasse le chemin pour les traîneaux, et pas à pas durcisse la neige en marchant avec des raquettes. Il faut pousser à la montée, retenir à la descente en laissant traîner les jambes dans la neige en guise de frein, relever sans cesse le traîneau, sans cesse renversé. Au retour d’une expédition heureuse, on est aussi dénué de provisions qu’au départ ; que serait-ce si l’on n’avait pas rencontré de gibier !

Encore, — avons-nous besoin de le faire remarquer ? — la richesse a suivi nos hardis voyageurs dans les solitudes de l’Amérique. Ils mènent la vie sauvage comme dans les châteaux on mène la vie champêtre. Les couvertures ne leur manquent pas, ils ne connaissent pas la faim ; ils trouvent des hommes pour chasser avec eux, des femmes pour raccommoder leurs vêtemens. Autant que le permettent les ressources du pays, ils peuvent louer des traîneaux et des chiens, et surmontent ainsi la plus grande des difficultés de la vie sauvage, la difficulté des transports. A leur approche brille sur les visages le sourire du contentement qui accueille la richesse