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Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 72.djvu/270

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ton œil, où le mien plonge, me donne le vertige sacré de l’abîme. Oh ! laisse, laisse-moi te contempler et me taire !…

PHILINNIUM. — Tu dis vrai, mon amour s’est transfiguré, et désormais t’attire invinciblement vers la couche profonde… Oh ! ne te défends pas, l’amour vient ici pour te sauver !

MACHATES. — Arrête, Philinnium, trêve de ces énigmes qui me torturent ! La science n’a que faire au cœur d’une jeune fille !

PHILINNIUM. — Que n’as-tu un seul instant dormi aux lieux ; où je repose ! tu saurais alors des secrets que jamais encore n’ont pénétrés les sages de ce monde !

MACHATES. — Et d’où te viendrait à toi cette connaissance vers laquelle ont tendu mes efforts et mes voyages… As-tu visité l’antre de Trophonius ?

PHILINNIUM. — Peut-être, en tes explorations errantes, as-tu, sans t’y arrêter, passé près de la source qui seule eût à jamais apaisé ta soif… (Elle se lève imposante et calme.) Oh ! crois-en ma parole, les anciens dieux, si chers qu’ils te soient, ont dès longtemps quitté cette maison. Renonce-les, et ce que l’amour alors te donnera vaudra mieux que la plus belle nuit de bonheur.

MACHATES. — Renier la foi des aïeux, rejeter les dieux dont mon enfance ne prononça les noms qu’avec respect, ces dieux qui plus tard, homme, m’ont guidé par la main vers les hauteurs de la sagesse !… Et quelle croyance, réponds,… as-tu à m’offrir en échange ?…

PHILINNIUM, montrant du doigt le firmament, et d’une voix profonde. — Il est écrit : Tu n’adoreras qu’un seul Dieu au ciel et sur la terre, le Dieu fait homme et mort pour nous sur la croix !

MACHATES. — Un Dieu unique ! Ainsi l’immensité ne serait plus qu’un désert ? et nos dieux bien-aimés auraient fui au pays du mensonge ? Dans nos bois et sur la montagne plus de trace d’êtres sacrés ? la dryade muette, l’oréade inanimée ? Jupiter chassé de son trône, la sagesse de Minerve, raillerie, les chants d’Apollon, vain écho ! les dieux de la Grèce ont passé ! Qui donc t’a dit cette parole ? pourquoi nous plaindre de l’écroulement de notre monde, si la Mort jusque dans les régions de l’éther promène ses ravages ? Et qui ne serait heureux de mourir quand les dieux eux-mêmes s’en vont ?

PHILINNIUM. — Nos dieux ont fait leur temps, leur règne était- mesuré. Ne méconnais pas l’esprit qui te visite. Ce que je te rapporte est la vérité, écoute et CROIS !

MACHATES. — Quel langage dans la bouche d’une fiancée ! Tu ne me connais plus, tu ne veux plus me comprendre. Cette entrevue est un suprême adieu ; je m’explique à présent et la réserve de ton père et les discours funèbres de ta mère. J’ai franchi ce seuil pour mon malheur ; mais qui donc vous a tous ainsi changés ? Une nouvelle croyance, étrangère à moi, s’est emparée de vos esprits. Tu fuis l’ami, l’amant inhabile à deviner le sens de tes sombres paroles, tu méprises mon amour, malheur à moi !

PHILINNIUM, l’attirant violemment sur son sein. — Machates, mon fiancé, mon amour ne s’est pas démenti, car l’amour est infini, éternel, et son règne s’étend de l’autre côté de la vie ; mais je veux que le tien aussi se