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se défendre. Caton fut quarante-quatre fois accusé et bien plus souvent accusateur. À quatre-vingt-dix ans, on le vit reparaître sur le forum pour dénoncer au peuple Servius Galba, qui avait massacré, au mépris des traités, toute une tribu de Lusitaniens ; mais ce rôle d’accusateur semblait convenir surtout quand on était jeune. Les ambitieux qui se sentaient du talent et voulaient qu’on le sût trouvaient ce moyen commode pour se faire vite connaître : ils choisissaient un des personnages les plus importans et les moins recommandables du parti opposé et le traduisaient devant le peuple. S’ils réussissaient à produire un grand scandale, les yeux de tous étaient désormais fixés sur eux : c’était une manière triomphante d’entrer dans la vie publique ; César et Cælius débutèrent ainsi. Il vint cependant vers cette époque quelque scrupule aux esprits délicats sur cette façon de trouver leur bien dans le mal d’autrui. Le patriotisme s’affaiblissait, les traditions anciennes étaient remplacées par un esprit nouveau, et l’on commençait à mettre au-dessus de toutes les vertus des temps antiques cette qualité charmante qui se composait d’un mélange d’élévation d’âme et de distinction d’esprit, et que les philosophes appelaient l’humanité. Cicéron, qui pourtant avait commencé par attaquer Verrès, déclarait dans ses derniers ouvrages « qu’il lui paraissait inhumain d’employer à la perte des gens un art que la nature avait créé pour les sauver. »

La législation semblait avoir prévu ces scrupules, et elle usait, pour les vaincre, d’un moyen fort efficace. Ceux qui avaient fait condamner quelqu’un recevaient le quart de ses biens ; de là vint, dit-on, qu’on leur donnait le nom de quadruplatores. Comme il était alors interdit aux avocats de se faire payer, il se trouva qu’il était plus lucratif d’accuser que de défendre, et les gens pressés de s’enrichir en firent naturellement un métier ; mais c’était un métier beaucoup plus avantageux qu’honorable, et l’on estimait fort peu ceux qui en tiraient profit. « Je ne veux pas me faire dénonciateur de profession, dit un parasite de Plaute ; il ne me convient pas d’aller sans péril arracher leur bien aux autres ; je n’aime pas ceux qui agissent ainsi. » Il trouve bien plus honnête de suivre l’exemple de son père et de tous ses aïeux, « qui, comme des rats, ont toujours mangé le pain d’autrui. » Horace ne parle pas d’eux avec beaucoup plus de sympathie dans ce passage où il dépeint deux célèbres accusateurs de son temps « dont la voix, dit-il, s’est éraillée à dire du mal ; » il n’y a que le dernier trait qui les relève un peu. « Ils se promènent avec leurs dossiers sous le bras, et causent tous deux des frayeurs terribles aux fripons. »

Les accusateurs de l’empire n’ont guère effrayé que les honnêtes gens. Ne semble-t-il pas qu’on avait le sentiment confus de cette différence, puisqu’on leur donna un nom nouveau ? C’est vers le