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Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 72.djvu/331

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LES DÉLATEURS.

veut faire un nouveau testament. Régulus, qui compte n’y être pas oublié, court trouver les médecins, et les supplie d’allonger de quelques heures la vie du malheureux. Le testament signé, il change de langage. « Pourquoi, leur dit-il, le faites-vous souffrir si longtemps ? laissez-le donc tranquillement mourir, puisque vous ne pouvez pas le faire vivre. » Un homme si habile et si peu scrupuleux ne pouvait pas manquer de faire vite fortune. Quand il eut atteint le chiffre qu’il avait fixé d’avance, il commença de trouver qu’il avait été trop modeste et qu’il ne pouvait pas se contenter de si peu. Il comptait bien ne pas s’arrêter là, et il disait à Pline qu’un jour qu’il sacrifiait, les dieux lui avaient révélé par certains indices qu’il arriverait à doubler la somme. Sa dernière ambition était la plus extraordinaire. Quoiqu’il n’eût rien fait pour mériter le respect, il voulait être honoré ; il y parvint en effrayant de son crédit ceux qu’il n’éblouissait pas de sa fortune. Il était aussi vaniteux que cupide. Quand il perdit son fils, il ne se contenta pas de remplir Rome des éclats d’une douleur qu’on trouvait trop bruyante pour être sincère ; il voulut faire aussi pleurer à l’Italie et aux provinces la perte qu’il avait faite. Il composa son éloge, l’éloge d’un enfant, et il obtint que dans chaque ville son discours serait lu au peuple par celui des décurions qui aurait la plus belle voix. On riait de sa vanité, mais on s’empressait de la satisfaire. Tout le monde le connaissait et le détestait ; on se rappelait les crimes qu’il avait commis, on savait bien que c’était un homme avide, cruel, superstitieux, fantasque, insolent dans la prospérité, lâche dans le péril, en un mot « le plus méchant des bipèdes, » comme on l’avait appelé, — et cependant tous les matins ses antichambres étaient pleines. Pline s’indignait qu’on l’allât visiter par les plus mauvais temps dans ses beaux jardins des bords du Tibre, à l’extrémité de Rome, et il était près de croire qu’il ne s’était logé si loin que pour faire enrager ceux qui venaient le voir. Ce fut sa plus grande victoire de conserver ainsi, jusque sous le règne de Trajan, les dehors de la considération générale.

Les délateurs n’étaient pas tous aussi heureux, et la faveur dont ils jouissaient à certains momens était sujette à des retours terribles. Même sous les princes qui les employaient le plus, il leur arrivait souvent d’être fort mal traités. Tibère avait coutume de se débarrasser d’eux de temps en temps par l’exil ou la mort. C’est encore une raison qu’on allègue pour prouver qu’il n’était pas d’intelligence avec eux, mais cette raison n’est guère sérieuse. Ceux que frappait Tibère étaient ordinairement des délateurs repus et fatigués dont il n’espérait plus se servir ; il savait bien qu’une fois leur fortune faite ils n’attaquaient plus avec la même ardeur, et qu’ils