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LES DÉLATEURS.

propos tenus à table au moment où l’on n’est plus guère responsable de ses propos. Grâce à eux, tous les sujets de conversations avaient leurs dangers. À défaut de la politique, qui était interdite, c’était la littérature qui d’ordinaire faisait les frais des entretiens ; mais la littérature elle-même devint bientôt suspecte. Sous Tibère, la philosophie, l’histoire, la poésie, eurent leurs victimes. Auguste avait été bien imprudent d’encourager les lettres. Sous quelque discipline qu’on les tienne, elles nourrissent toujours une certaine indépendance d’esprit qui peut nuire au pouvoir absolu. Tibère ne commit pas la même faute. Le seul ouvrage de son temps qu’il ait paru distinguer était un dialogue entre le champignon, le bec-figue, l’huître et la grive, qui sans doute se disputaient la préséance. Il fit donner 200 000 sesterces (40 000 fr.) à l’auteur de ce chef-d’œuvre. Cette littérature au moins ne l’effrayait pas. Pline l’Ancien, qui avait la rage d’écrire, se trouva bien embarrassé pendant le règne de Néron, où l’on ne pouvait guère écrire sans se compromettre. Il n’osa composer qu’un traité sur les expressions douteuses dans le langage. Encore n’est-il pas certain que ce livre de grammaire innocente aurait longtemps échappé à la perspicacité des délateurs. S’il n’était plus possible de parler même de littérature sans s’exposer, de quoi pouvait-on s’entretenir ? Raconter les accidens de la vie commune n’était pas non plus sans péril. Que de gens sont morts pour avoir dit imprudemment qu’ils avaient eu un songe, ou qu’ils s’étaient permis de consulter un aruspice ! Ces souvenirs sinistres troublaient le charme des entretiens. Causer, qui est un si grand plaisir, surtout dans une société où l’on n’agit guère, était devenu un grand danger. Ces intimités qui n’ont de prix que si l’on s’abandonne l’un à l’autre n’existaient plus. « Jamais, dit Tacite, plus de consternation et d’alarmes ne régnèrent dans Rome. On tremble devant ses plus proches parens ; on n’ose ni s’aborder ni se parler ; connue, inconnue, toute oreille est suspecte. Même les choses muettes et inanimées inspirent de la frayeur. On promène sur les murs et sur les lambris des regards inquiets. » Ces craintes n’étaient que trop légitimes ; ne venait-on pas de voir trois sénateurs se blottir dans la maison d’un traître, entre le toit et le plafond, et là, l’oreille attachée aux trous et aux fentes, écouter la conversation de Sabinus pour la répéter à Tibère ?

Je n’ai pas besoin de dire ce que les délateurs avaient fait de la vie publique. Que pouvaient être les séances du sénat du moment que toutes les paroles étaient fidèlement rapportées à l’empereur, et qu’on savait qu’elles couraient le risque de s’envenimer dans ce voyage de Rome à Caprée ? Il n’y avait plus rien de possible qu’un assaut perpétuel de flatteries. Tout le monde essayait de deviner