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l’opinion du prince et voulait être le plus énergique à la soutenir. Surtout on se gardait bien de le contredire ouvertement. Caligula, dont on sait les habitudes, demandait un jour à Passiénus Crispus s’il n’était pas l’amant de sa sœur. Crispus, qui ne voulait pas avoir l’air de blâmer la conduite de son maître, se contenta de répondre : Pas encore. On devait, pour être sûr de plaire, faire abstraction de ses sentimens et de ses amitiés, apprendre à parler contre sa conscience ou contre son cœur. Il fallait paraître toujours joyeux, quelque sujet qu’on eût d’être triste, dissimuler les offenses qu’on avait reçues et ne pas sembler s’apercevoir devant le prince du mal qu’il vous avait fait. Le seul moyen de vieillir à la cour des césars, disait un habitué du Palatin, c’était de recevoir des outrages et de remercier. Caligula avait fait tuer le fils d’un riche chevalier romain parce qu’il était jaloux de le voir trop élégant et trop bien mis. Le soir, il invita le père à dîner. Ce malheureux s’y rendit, sans que rien parût sur sa figure. Il accepta des parfums et des couronnes, il mangea gaiement et but à la santé du prince. « Voulez-vous savoir pourquoi ? dit Sénèque. Il avait un autre enfant. » Sous Néron, on inventa un crime nouveau qui consistait non à parler, mais à se taire. S’absenter du sénat quand on devait y décerner quelques honneurs au prince, ne pas paraître au palais lorsqu’on allait le féliciter de la mort de sa mère ou de sa femme, c’étaient des actes coupables qu’on punissait de mort. Ce fut la seule opposition de Thraséas[1], il la paya de sa vie ; mais en général on n’était pas si téméraire. On avait grand soin de ne pas paraître tiède quand il s’agissait de la gloire de l’empereur. On ne parlait jamais qu’avec enthousiasme de ses grandes actions ; on se mettait l’imagination à la torture pour inventer tous les jours quelques flatteries nouvelles. Tibère au moins eut l’esprit de refuser les honneurs ridicules qu’on lui offrait. Le sénat avait décidé de donner son nom à l’un des mois de l’année, comme on avait déjà fait pour ses deux prédécesseurs. « Que ferez-vous donc, répondit-il, quand vous serez arrivé au treizième césar ? » Après lui, Caligula, Néron, Domitien surtout, furent moins réservés. Pline raconte qu’il ne se traitait pas au sénat une affaire si vulgaire que tout sénateur, en opinant, ne se crût obligé de faire une digression à la louange du prince. « Il s’agissait d’augmenter le nombre des gladiateurs ou d’instituer un collège d’artisans, et comme si les limites de l’empire avaient été reculées, on votait des arcs de triomphe d’une grandeur prodigieuse, et des inscriptions auxquelles ne suffisait pas le frontispice des temples. »

  1. Tacite dit qu’on lisait le journal officiel (acta diurna) dans les provinces et dans les armées pour savoir ce que Thraséas n’avait pas fait.