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se fit ouvrir les veines. La situation brillante que Vitellius avait conquise à la cour de Claude, et qu’il fortifiait par ses complaisances, ne laissait pas d’avoir ses dangers, et il lui fallait souvent beaucoup d’habileté pour les éviter. La mort de Messaline fut une de ces épreuves où il eut à déployer toute sa finesse. Il était dans la litière qui ramenait Claude d’Ostie quand on lui eut appris ses infortunes conjugales. Le moment était critique. Claude semblait indécis, tantôt il s’attendrissait au souvenir de ses enfans, tantôt il s’emportait contre l’infidélité de sa femme ; mais on savait que les colères de Claude ne duraient pas et qu’un mot de Messaline pouvait tout changer. Il y avait donc autant de péril à l’accuser qu’à la défendre. Vitellius gardait une prudente réserve. Il avait l’air d’un homme qui ne sait rien de ce qui se passe, ou s’il était obligé de parler, il se contentait de s’écrier : Ô crime ! ô forfait ! « En vain, dit Tacite, Narcisse le forçait d’expliquer cette énigme et d’énoncer franchement sa pensée ; il n’en put tirer que des réponses ambiguës et susceptibles de se plier au sens qu’on voudrait adopter. » Pour prendre un parti, Vitellius attendait que la situation s’éclaircît et que Messaline fût bien décidément perdue ; mais, une fois qu’il en fut sûr, il se garda bien de la ménager. Il fut le premier à se tourner vers celle qui la remplaçait, et l’aida sans scrupule à se débarrasser des amis et des créatures de l’impératrice déchue. Et pourtant, qui le croirait ? un homme si complaisant, si dévoué, si prêt à tout, qui s’était donné tant de mal pour acquérir les bonnes grâces de l’empereur, qui ne reculait devant aucune honte pour les conserver, ne parvint pas à échapper tout à fait aux délateurs. On l’accusa d’aspirer à l’empire, et Claude était si méfiant que sans l’intervention d’Agrippine il n’aurait pas hésité à faire tuer son meilleur ami. Quand Vitellius mourut, après avoir été censeur et trois fois consul, le sénat lui décerna des honneurs extraordinaires. On lui éleva une statue sur le Forum avec cette inscription : il fut d’un dévouement immuable pour le prince, pietatis immobilis erga principem. Voilà une épitaphe qui ressemble à une épigramme. Dans cette longue carrière, les princes et leurs favoris avaient plus d’une fois changé ; le dévouement de Vitellius pour chacun d’eux successivement était seul resté immobile.

Je comprends qu’on soit indigné de tant de servilité. Cependant il ne faudrait pas que le dégoût qu’elle inspire servît à justifier ceux qui la rendaient nécessaire. Cette aristocratie qu’on trouve si lâche mérite, à tout prendre, encore plus de pitié que de colère, et je ne m’étonne pas que Tacite, qui ne dissimule point ses fautes, soit saisi d’une émotion profonde en racontant ses malheurs. Quand on portait un nom illustre ou qu’on avait rendu des services écla-