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Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 72.djvu/339

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LES DÉLATEURS.

tans, on avait beau s’humilier devant le prince, on était toujours trop grand pour lui. Il y avait des familles où la mort violente était devenue une habitude ; par exemple, on ne finissait plus autrement chez les Pisons. Dans ces familles sacrifiées, tous les jeunes gens pouvaient se dire qu’aucun d’eux n’arriverait à l’âge mûr. Si en présence de cette perspective effrayante le cœur a manqué à quelques-uns d’entre eux, les vrais coupables ne sont-ils pas ceux qui la leur mettaient toujours devant les yeux ? Je n’accuse pas seulement les délateurs des crimes qu’ils ont fait commettre ; je les rends responsables aussi de ces lâchetés et de ces bassesses par lesquelles on essayait de leur échapper.

Celui qui nous fait le mieux connaître cette époque, c’est Sénèque. Tacite et Pline écrivaient sous Trajan, quand elle n’était plus qu’un souvenir ; Sénèque vivait au milieu même de la crise, et dans ses dernières années, il savait qu’il en serait victime. Ce n’était pas un de ces sages qui s’isolent de leurs contemporains, qui se détachent de leur pays, et s’abandonnent tout entiers à la contemplation de l’absolu ; personne au contraire ne s’est plus livré au courant de son siècle. Ses ouvrages en réfléchissent toutes les émotions ; au fond de ses pensées les plus générales, il est facile de voir l’influence des événemens qu’il a traversés ; son stoïcisme, qui semble d’abord si rigoureux, ne fait que mettre en préceptes les nécessités du moment où il écrivait. Si sa philosophie paraît avoir quelque chose de raide et d’excessif, c’est qu’aussi elle est faite pour des gens qui ne se trouvent pas dans les conditions ordinaires de la vie. Il dit lui-même qu’elle était destinée « à donner du cœur à des désespérés. » Une situation aussi critique demandait des remèdes violens. On voit bien, quand on lit les lettres de Sénèque, que les gens à qui elles s’adressent, sont toujours en présence d’un danger terrible qui les menace. « Qu’on s’imagine, dit Pascal dans une de ses pensées les plus célèbres, un nombre d’hommes dans les chaînes et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant les uns les autres avec douleur et sans espérance, attendent leur tour[1]. » C’est à peu près dans les mêmes termes que Sénèque décrit la situation de ses con-

  1. Puisque je cite les Pensées de Pascal, pourquoi ne profiterais-je pas de l’occasion pour annoncer aux lecteurs de la Revue que l’édition qu’en a donnée M. Havet vient d’être publiée de nouveau avec quelques changemens qui l’améliorent. Le commentaire y a reçu une forme plus commode ; en l’isolant davantage du texte, M. Havet a pu le développer et y exprimer plus librement son opinion. Je n’ai pas besoin de recommander cet excellent livre aux amis de Pascal : ils savent bien que c’est celui qui nous fait le mieux pénétrer dans son génie.