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LES DÉLATEURS.

vous le promettre, répond Sénèque, qu’on ne promet à un homme qui se soigne qu’il se portera toujours bien. »

Que faire alors ? Prévoir tous les malheurs et s’y préparer, détacher au plus vite son âme de tous ces biens qui peuvent nous être ôtés. On peut être chassé de son pays et dépouillé de sa fortune aller mourir de faim sur un rocher comme Cassius Sévère, ou pourrir dans un cachot comme Asinius Gallus. Qu’on apprenne donc à mépriser l’exil, la prison et la misère. « Je deviendrai pauvre ; — c’est le lot du plus grand nombre. — On m’exilera ; — ne puis-je pas regarder comme le lieu de ma naissance celui de mon exil ? — On me jettera dans les fers ; — eh quoi ? suis-je donc libre à présent ? et la nature ne me tient-elle pas enchaîné à ce corps qui m’écrase ? » Voilà ce qu’il faut se dire pour que les malheurs deviennent moins redoutables en devenant moins imprévus ; mais ce n’est pas assez de se le dire, il faut que l’âme et le corps se familiarisent d’avance avec eux. Sénèque a tout prévu ; son sage se fera pauvre pendant quelques jours de l’année. Il s’isolera dans ces vastes palais qu’il habite ; parmi ses meubles somptueux, il couchera sur un grabat ; il vivra de pain dur et moisi au milieu de ces mets délicats dont sa table est chargée, et quand il aura fini victorieusement son épreuve, « il sera riche avec plus de tranquillité, parce qu’il saura qu’on peut être pauvre sans douleur. » Ce n’est pas tout encore, et il ne suffit pas de s’habituer à l’exil et à la misère. Celui qu’on redoute ne se contente pas de ces châtimens quand il est irrité, il prend aussi la vie. L’accusation de majesté qu’on joignait toujours à toutes les autres ne permettait pas au juge d’être indulgent ; il n’y avait plus de fautes légères dès que le nom de césar s’y trouvait mêlé. Sénèque le sait bien ; aussi sa philosophie n’est-elle en grande partie qu’une préparation à la mort. Il n’enseigne pas seulement à l’attendre avec courage, il conseille aussi quelquefois de la prévenir. Le suicide est pour lui le remède à tous les maux de l’empire et comme une sorte d’antidote de la tyrannie. Il lui semble que la dignité humaine outragée par les césars n’a d’autre moyen de se relever que la mort volontaire. C’est elle qui permet à un homme isolé, au plus faible et au plus chétif des hommes, de tenir tête au maître du monde. Elle lui donne des forces en face de ce pouvoir sans limite par la pensée qu’il peut toujours lui échapper, et il ne se regarde pas comme tout à fait esclave, puisqu’il lui reste la liberté de mourir. Il faut voir avec quelle effrayante énergie Sénèque défend ce droit, le seul que le despotisme ait laissé aux Romains. « Il y a des gens qui font profession d’être des sages et qui vous disent qu’il n’est pas permis d’attenter à sa vie, que c’est un crime de se tuer, qu’il faut