Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 72.djvu/340

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
336
REVUE DES DEUX MONDES.

temporains ; seulement le péril qu’ils redoutent n’est pas, comme celui dont parle Pascal, une de ces misères attachées à l’humanité auxquelles il faut bien qu’un homme s’habitue : c’est un danger d’exception qui outrage la nature et semble plus lourd parce qu’il pourrait ne pas exister. Ceux qui vivent sous la tyrannie des césars « ont la tête sous la hache, et leur cœur palpite éternellement à l’attente de la mort, palpitantibus prœcordiis vivitur. » Tout les épouvante. « Semblables à des gens qui voyagent dans des pays inconnus, ils promènent les yeux de tous côtés et tournent la tête au moindre bruit. » Ils ne souffrent pas seulement de leurs propres malheurs, ils souffrent encore du mal des autres, qui leur semble un sinistre avertissement. Quand retentit « un de ces éclats de foudre qui ébranlent tout le voisinage, » ils en perdent le sommeil. « Le sifflement de la fronde suffit à effrayer les oiseaux, de même nous tressaillons au seul bruit des catastrophes dont nous ne sentons pas les coups. » Comment faire pour se soustraire à ce sort qu’on prévoit toujours ? Sénèque ne conseille pas la résistance ouverte ; il n’est pas pour les conspirations et pour les complots. Il a gouverné quelque temps l’empire, et jusqu’à la fin il a exigé l’obéissance à ce pouvoir qu’il avait exercé. « Il n’y a pas de joug si lourd, dit-il, qui ne blesse moins celui qui se résigne à le porter que celui qui s’y refuse. L’unique soulagement dans les grands maux, c’est de souffrir ce qu’on ne saurait empêcher. » Il faut donc essayer d’échapper à la colère du maître par des manœuvres habiles, « comme sur mer on échappe à la tempête, » faire le moins de bruit qu’on peut, ne pas trop attirer les yeux du monde sur soi, éviter d’être trop célèbre pour ses talens ou même pour ses vertus. « Julius Græcinus fut tué par Caligula parce qu’il était plus honnête homme qu’il ne convient de l’être sous un tyran. » Il faut surtout se garder de toute ambition politique : l’ambition fait des ennemis, et un ennemi devient vite un accusateur. Ce qu’il y a de mieux, c’est de vivre seul, loin de la cour, « cette triste prison d’esclaves, » dans des loisirs honnêtes et studieux. Voilà pourquoi Sénèque recommande avec tant d’ardeur la retraite à ses amis. Encore faut-il se retirer avec prudence, sans en avoir l’air, « car celui qui vous fuit ouvertement vous condamne. » Il est bon aussi de n’être pas riche. « N’attirez pas les voleurs par l’espoir de riches dépouilles. Il est rare qu’on verse le sang pour le plaisir de le verser ; il y a encore plus de gens avides que cruels, et l’on fait le mal plutôt par calcul que par haine. » Si l’on a trop de fortune il faut savoir en sacrifier à propos une partie, « comme on jette des marchandises à la mer pour alléger le vaisseau pendant l’orage. » Quand on a pris toutes ces précautions, est-on sûr au moins de se sauver ? « Je ne puis pas plus