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Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 72.djvu/344

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une impression semblable à celle des scènes les plus lugubres de la révolution. Ne peut-on pas dire, par exemple, que le règne de Tibère a eu ses journées de septembre, lorsqu’après la mort de Séjan, ennuyé de voir ses prisons encombrées, il les vida d’un coup en faisant tuer tous ceux qui s’y trouvaient enfermés ? « La terre était couverte de cadavres ; tous les sexes, tous les âges, des nobles, des inconnus, gisaient épars ou amoncelés. Les parens, les amis, ne pouvaient en approcher, les arroser de larmes, les regarder même trop longtemps. Des soldats placés à l’entour, épiant la douleur, suivaient les corps déjà corrompus lorsqu’on les traînait dans le Tibre. Là, flottant sur l’eau ou poussés vers la rive, ils restaient abandonnés sans que personne osât les brûler ou même les toucher. La frayeur avait rompu tous les liens de l’humanité, et plus la tyrannie devenait cruelle, plus on se défendait de la pitié. » Ce qui me paraît compléter la ressemblance de ces deux époques, c’est que tous ces massacres se sont produits en pleine civilisation, au moment où les mœurs semblaient les plus douces, où la raison se vantait d’être la plus éclairée. Quand on visite les maisons ruinées de Pompéi, qu’on y retrouve ces débris de riches ameublemens, ces marbres, ces bronzes, ces peintures, ces mosaïques, toutes ces recherches de luxe qui témoignent d’un goût si délicat et si raffiné, on songe à notre XVIIIe siècle, où l’esprit était si cultivé, les habitudes si distinguées, la vie si élégante. Ces deux sociétés étaient fières d’elles-mêmes ; elles s’enorgueillissaient de leurs lumières ; elles dédaignaient le passé, jouissaient avec orgueil du présent ; les sages annonçaient que la barbarie des anciens âges était tout à fait vaincue, qu’on pouvait avoir une confiance sans réserve dans les bons instincts de l’homme parce que sa nature penche d’elle-même vers le bien, humanitas inclinat in melius. Ils proclamaient avec un éclat admirable et un succès universel le grand principe de la fraternité humaine et ce devoir qui en découle pour l’homme de respecter l’homme, homo res sacra homini. Que toutes ces nobles pensées furent vite oubliées ! Que cet orgueil du présent, que cette espérance pour l’avenir, reçurent de cruels démentis ! Que d’événemens terribles et imprévus vinrent, aux deux époques, prouver qu’il ne faut pas trop compter sur l’homme, que souvent la barbarie sommeille sous ces semblans d’élégance, et qu’il suffit de bien peu de chose pour faire remonter à la surface ce fonds de boue et de sang que la civilisation recouvre sans l’anéantir !

Gaston Boissier.