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chemine longuement par une route unie et douce. Les plus favorisés finissent par arriver au-dessus de quelque pente abrupte où il faut bien qu’ils s’engagent. Plusieurs n’abandonnent les hauts réservoirs de la montagne que pour se précipiter par une gorge étroite ou se déverser sur des flancs escarpés. Les glaciers précipitueux ne sont jamais des glaciers tranquilles. L’escalade en est difficile, sinon impossible, et le plus souvent on ne peut les observer que du dehors. Le nombre des crevasses est en raison de la pente et des aspérités du sol, deux choses qui vont ordinairement ensemble : aussi, pour peu que la pente devienne ardue, le glacier se transforme en un fouillis de blocs qui semblent prêts à se ruer les uns sur les autres[1]. Pour donner l’idée d’une de ces chutes de glace, on les compare volontiers à une cataracte dont les flots auraient été soudain convertis en masses gelées. L’image n’est pas tout à fait juste. Les flots liquides se suivent sans interruption ; les flots du glacier sont partout brisés et entrecoupés. Les premiers se déploient en gerbes ondoyantes, et jusque dans les rejaillissemens les plus impétueux conservent encore de la flexibilité et de la grâce ; les derniers, rigides et compactes, se déchirent à angle vif, et ne se prêtent à descendre que par un violent effort. Cet étrange désordre des cataractes du glacier se produit d’une manière graduelle. Au point où l’inclinaison devient tout à coup plus sensible, on voit courir de larges crevasses transversales entre lesquelles se dressent des tranches solides, épaisses et régulières. Le glacier se feuillette, puis, à mesure que la pente se prononce, les crevasses se rapprochent, et la dislocation commence. Enfin voici la chute proprement dite ; les tranches deviennent des lames qui se brisent en tout sens, et bientôt le glacier n’offre plus qu’un inextricable entre-croisement, un dédale de blocs et d’abîmes. Les blocs, tous penchés en avant, comme s’ils avaient hâte de passer, figurent des pyramides, des obélisques, des tours, des créneaux ruinés, des pans de murs contournés et tordus. Celui-ci surplombe, celui-là s’appuie sur l’épaule du voisin. On en voit qui sont plus épais par le haut que par le bas. Plusieurs sont percés à jour ; de plusieurs autres il ne reste qu’un socle informe, et une cassure fraîche indique une chute récente. L’esprit le plus fécond n’inventerait pas la moitié des formes qui se pressent dans ces accumulations de cristaux irréguliers. Le soleil les fait varier chaque jour, comme chaque jour il en rend l’équilibre plus

  1. On a pris l’habitude, depuis quelque temps, de donner aussi à ces blocs le nom de séracs. La plupart des auteurs écrivent maintenant sans scrupule les séracs du Talèfre, les séracs du glacier du Rhône, etc. En abusant ainsi des mots, on finira par ne plus s’entendre. Le sérac appartient à la zone supérieure, et n’a rien de commun avec les blocs qui naissent de la dislocation du glacier sur les pentes trop fortes.