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incertain. Ses rayons pénètrent dans les hachures jusqu’à la base même des blocs pour les fondre et les ronger sans cesse. De minute en minute, on entend quelque craquement, et l’on voit disparaître dans l’abîme un de ces géans trop hardiment posés. À part ces soudaines ruptures d’équilibre, l’œil ne perçoit pas de mouvement, et pourtant on sent que toute la masse se meut, et qu’il s’y fait un travail qui ne s’interrompt pas un instant. Jamais avec l’apparence de l’immobilité la nature n’a mieux réussi à donner l’illusion du mouvement, et il résulte de ces impressions contraires un effet fantastique qui saisit les imaginations les plus ingrates. Au milieu de ce bouleversement, les moraines se disloquent, elles aussi, et deviennent ce qu’elles peuvent. La boue, le sable, les cailloux et les fragmens de petite taille ont bientôt disparu dans les crevasses supérieures, qu’ils salissent. Les gros quartiers résistent plus longtemps. On en voit qui reposent sur les deux bords d’une crevasse comme un pont naturel ; mais, pour peu qu’elle s’élargisse, ils y tombent, et restent pris entre les parois, sauf à s’enfoncer par petites chutes à mesure que fond la glace contre laquelle ils s’appuient. D’autres, réussissent à se maintenir tant bien que mal, perchés sur quelque glaçon qu’ils écrasent enfin de leur poids, et toute la moraine s’englouti dans les flots de la cataracte, dont les abîmes chatoient au soleil, aussi purs et aussi brillans que si rien ne s’était passé.

Avec de la persévérance et quelque hardiesse, quand d’ailleurs on est bien muni de tous les engins nécessaires, hache, corde, crampons, on peut quelquefois pénétrer jusqu’au centre de l’une de ces coulées de cristaux ; mais dès qu’on les aborde, on ne voit plus que les masses dont on est immédiatement dominé. À droite, à gauche, devant, derrière, partout se dressent sur votre tête des obélisques ou des aiguilles. On se sent à la merci de ces colosses de glace dont les formes étranges s’accusent d’autant mieux qu’on les voit de plus près, et quand on se glisse entre les dentelures, on se fait à soi-même l’effet d’une humble fourmi qui rôderait entre les mâchoires d’un lion. Il n’est pas besoin de s’engager bien loin pour se perdre, et le retour ne laisse pas d’être inquiétant quelquefois. Comment s’orienter au milieu de ce labyrinthe sans cesse renaissant ? Où a-t-on passé ? Est-ce tien ici ? Est-il possible que l’on ait pu contourner un bloc si formidable ? a-t-on eu réellement l’audace de chevaucher sur cette crête aiguë ? L’observation la plus attentive se trouve en défaut, la mémoire se trouble, et les souvenirs se confondent dans l’impression du chaos.

Pour l’observateur qui, non content des effets pittoresques, désire se rendre compte des causes, il est peut-être moins