Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 72.djvu/404

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ceinture devant lui, et l’entoure d’un formidable rempart. C’est parfois toute une ascension que de la gravir. Au reste, rien de plus irrégulier que ces vastes amas. Le glacier bat-il en retraite, il les abandonne, et recule en jonchant le sol de débris éparpillés ; puis, après quelques années pluvieuses, on le voit revenir sur ses pas et porter le désordre au milieu de ses vieilles moraines. Il les attaque par le fond, les soulève, les culbute, les renverse sur elles-mêmes. Rien ne lui résiste, excepté le roc en place, qu’il lime, ne pouvant l’enlever. S’il rencontre un sapin, il le couche à terre, — une hutte en bois, il la pousse plus loin, — une prairie, il l’ensevelit et glisse sur les gazons, à moins qu’il ne s’engage en dessous comme un soc de charrue, et ne soulève toute la couche de terre végétale qui s’enroule et s’empelotonne devant lui. C’est sa manière de labourer. Il fait tout cela doucement, sans bruit, sans secousse, avec une apparence de débonnaireté qui ajoute à l’effet de ces scènes de destruction. C’est exactement le contraire du torrent qui s’en échappe. Celui-ci, qui semble vouloir tout emporter, se consume en efforts inutiles contre les gros blocs, et sa rage n’aboutit qu’à charrier de pauvres galets ; il a la violence des faibles. Le glacier procède autrement ; il avance sans qu’on l’entende, patient, mais irrésistible. Il ne détruit pas pour détruire, il ne fait qu’écarter les obstacles. Il accomplit son œuvre avec un calme inexorable, sans jamais s’en laisser détourner. Les malheureux dont il ravage les champs le regardent faire avec une muette résignation ; ils assistent à leur ruine et n’essaient pas de la conjurer. Pour se faire une idée juste de ce qu’il peut y avoir de force dans ces fleuves solides qui marchent toujours, il est bon d’avoir vu à l’œuvre de très petits glaciers. Cachés dans quelque excavation de la montagne, ils n’attirent pas les regards ; mais, si l’on prend la peine d’aller les y chercher, on trouvera qu’ils font rage dans leur solitude. Ils ont des moraines plut grosses qu’eux ; ils en ont deux, trois, quatre rangées, et souvent pour les atteindre il faut pendant des heures remonter des champs de ruines. Il est vrai qu’à la hauteur où ils habitent les traces des oscillations ne disparaissent pas sous la verdure, et que l’on peut juger à la fois du travail actuel et du travail passé. Les touristes ont coutume de distinguer entre les glaciers qui sont purs et ceux qui ne le sont pas. Ils ont pour les premiers une préférence marquée : c’est surtout la pureté du glacier de Rosenlaui, dans l’Oberland bernois, qui lui a valu de devenir célèbre. Les glaciers ne sont jamais tout à fait purs. Il y a sous ce rapport une différence frappante entre les neiges des cimes et les glaces qui s’en écoulent. Si naturel d’ailleurs que soit le goût des touristes, on peut dire que les glaciers les plus purs sont rarement les plus intéressans ; cette