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donné par leurs voisins catholiques du Piémont. L’ordre des barbes se recrutait dans un séminaire également occulte, que la tradition place au fond de la gorge sauvage du Prà del Tor, dans la vallée d’Angrogna, sorte d’entonnoir profond fermé de tous les côtés par des rochers, des pentes inaccessibles, et où même aujourd’hui l’étranger ne peut pénétrer sans guide. On y montre encore la place et quelques reliques du chalet qui servait de local à l’académie rustique. L’élève y passait les six mois de l’année durant lesquels la neige ferme toutes les communications ; au retour de la belle saison, le lieu se vidait, et l’œil de l’inquisition n’y pouvait voir qu’un chalet ordinaire animé par le mouvement paisible de la vie pastorale. Les futurs barbes étaient retournés aux champs, aux pâturages ou à leur métier, car tous exerçaient une profession apparente pour couvrir leur ministère évangélique occulte. L’hiver les ramenait à l’école mystérieuse, où ils apprenaient l’écriture, le latin, l’italien et, dit un anonyme du XIIIe siècle cité par Martène et Durand[1], force passages de la Bible par cœur. Au témoignage de cet anonyme qui paraît avoir vu les choses qu’il raconte, ils faisaient dans cette gymnastique de la mémoire des tours véritablement prodigieux. J’en ai vu, dit-il, qui récitaient par cœur tout le livre de Job sans passer un mot, d’autres qui savaient sur le bout du doigt tout le Nouveau Testament[2]. On comprend l’à-propos de ces exercices : les manuscrits de la Bible étaient rares, et il suffisait d’avoir été trouvé porteur d’une copie pour être passé par le feu avec elle. Il fallait que le candidat au ministère fût en quelque sorte une Bible ambulante. Après trois hivers passés dans ces épreuves, il restait encore trois ans de stage auprès d’un ancien barbe qu’on lui donnait pour directeur ou regidor ; il assistait celui-ci, lui servait d’aide-missionnaire, de coadjutor (ce sont les expressions de l’ancienne discipline vaudoise), et tous les deux, regidor et coadjutor, allaient par le monde prêchant la bonne nouvelle et le retour à la religion du Christ. Si le jeune apôtre était assez heureux pour revoir son pays natal, ce qui n’arrivait pas toujours, car le bûcher l’attendait à chaque pas, on le recevait enfin dans l’ordre occulte, dans le preverage, la prêtrise vaudoise. L’ordination s’y pratiquait non pas avec l’onction de l’huile, comme dans le sacerdoce romain, mais par l’imposition des mains, selon l’usage des apôtres. Sur la tête du postulant à genoux, les anciens barbes étendaient les mains en priant et disant les paroles sacramentelles :

  1. Thesaurus norus anecdotorum.
  2. L’inquisiteur Raineri Sacco, qui avait été lui-même un sectaire pendant dix-sept ans, écrivant contre ses anciens coreligionnaires vers 1250, met ces paroles dans la bouche de l’un d’eux : « Chez nous, il est rare qu’une femme ne sache pas communément aussi bien qu’un homme réciter l’ensemble du texte en langue vulgaire. »