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êtes gens qui m’ont dépouillée ; mais ma liberté est en jeu, et pour moi qui ai passé vingt-cinq ans sous le ciel, au grand air, dans mes chères forêts de Vaulignon, la liberté, monsieur, c’est la vie. Les juges auraient pitié de moi, s’ils savaient qu’une question de mort, une affaire capitale est cachée sous ce procès civil ; mais qui peut se flatter d’attendrir les juges ? Vous sauriez tout au moins les persuader, vous qu’ils aiment, qu’ils honorent, vous qui par excellence, à ce que j’entends dire, avez l’oreille de la cour. Pourvu qu’on ne vous ait pas déjà travaillé contre moi ! Je frémis à cette idée ; on a fait tant de manœuvres à Grenoble et à Paris ! Si vous ne vous rangez de mon bord, je suis morte. Vous voyez bien, monsieur, que mon dernier, mon unique espoir est en vous. Quand même vous auriez quelques préventions, accordez-moi une heure d’audience, rien qu’une Je jure de vous prouver que ma cause est juste devant Dieu. Il faut pourtant vous avouer que tout le monde ici la croit perdue. Si vous éprouviez un échec ! le premier ! par ma faute ! pour vous être aveuglément fié à moi ! Cette idée est affreuse, et pas la moindre compensation à vous offrir ! Eh bien ! c’est peut-être cela même qui vous décidera. J’aurais été ainsi, moi, si Dieu m’avait accordé de naître homme. Les luttes, les dangers, une bonne action presque impossible et rien au bout : c’est tentant ! Vous allez croire que je suis folle ! Non, monsieur, j’ai toute ma tête, et pourtant on la perdrait à moins.

« À bientôt, monsieur, n’est-ce pas ? Je doute ai peu de vous que je vous remercie à l’avance.

VICOMTESSE de MONTBRIAND.


Le jeune bâtonnier répondit par retour du messager :

« M. Mainfroi présente ses plus humbles hommages à Mme la vicomtesse de Montbriand, et la prie en grâce de vouloir bien rester chez elle vers deux heures.

Or, comme il n’était que midi, Jacques eut tout le temps de se remémorer l’histoire des dernières années : le mariage de Marguerite célébré au château, sans témoins, sauf le strict nécessaire ; le jeune couple traversant Grenoble à nuit close pour déjouer la curiosité provinciale, qui dort peu. Six ou sept mois plus tard, au moment des courses d’automne, les petits journaux de sport annonçaient la mort du vicomte, écrasé sous son cheval à La Marche et rapporté dans l’enceinte du pesage par deux horribles gamins qui lui firent cette oraison funèbre : « En voilà un qu’est aplati comme deux sous de galette, mes bons messieurs. » Vers ce temps-là, quelques désœuvrés, guetteurs de diligences, prétendaient avoir vu passer la jolie veuve en poste, sur la route de Grenoble à Vaulignon.