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coulées d’eau stagnante avaient été changées en d’immondes cloaques, des milliers de cadavres humains restés sans sépulture se décomposaient sur le sol, plus de cent mille carcasses mêlées aux chairs putréfiées des animaux égorgés empestaient l’atmosphère ; ainsi que l’avoue le rapport officiel du ministre Paranagua, plus du tiers de l’armée campée à Tuyuti fut atteint par le fléau ; 7,500 malades se trouvèrent à la fois dans les trois hôpitaux de Cerrito, d’Itapirù et de Corrientes, et la mortalité prit de telles proportions que la moitié des patiens succomba. Du foyer d’infection de Tuyuti, la mala.die se propagea dans toutes les villes des bords du Parana. Rendus furieux par la terreur, les gauchos presque barbares des environs de Corrientes voulaient se précipiter la lance au poing sur les hôpitaux : de la cité et massacrer tous les malades : il fallut que le marquis de Caxias envoyât un fort détachement de troupes pour défendre les malheureux cholériques. Enfin, grâce à la saison froide, qui dans ces régions commence en avril et en mai, « grâce aussi, dit M. Paranagua, au zèle et à la charité des pères capucins, » la maladie cessa peu à peu ses ravages ; mais un autre fléau, l’inondation, vînt ravager les camps. Depuis soixante années, dit-on, la crue du Parana et de son affluent le Paraguay n’avait jamais atteint une pareille hauteur : les lagunes en forme de croissant qui marquent à droite et à gauche les anciens méandres du fleuve furent toutes remplies par les eaux débordées ; les terres hautes, graduellement rétrécies par l’inondation, se changèrent en îles ; les quelques milliers de Brésiliens campés à Curuzu furent obligés de se réfugier dans l’étroite redoute qu’assiégeaient de toutes parts les eaux rapides du Paraguay. Sous peine d’être emporté par le courant, il fallait évacuer la place en toute hâte. Afin de protéger la retraite, la flotte s’embossa devant Curupaity, mais elle essaya vainement de réduire au silence le canon du fort ; elle fut obligée de redescendre le fleuve, hors de la portée des boulets, et de laisser les Paraguayens concentrer leur feu sur la redoute à demi submergée de Curuzu. Le 29 et le 30 mai, le bombardement produisit un effet terrible. S’échapant en toute hâte de l’enceinte où elle était parquée comme un troupeau et où les projectiles et les eaux envahissantes la menaçaient à la fois, la malheureuse garnison alliée, composée d’environ 3,000 hommes, perdit beaucoup de monde avant de pouvoir s’embarquer. Cette évacuation forcée, qui rendait à jamais impossibles les communications directes du camp de Tuyuti avec le Rio-Paraguay, fut peut-être l’épisode le plus lamentable de toute la guerre.