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yeux d’un Allemand, le tumulte d’un carnaval romain passera toujours pour l’insupportable vacarme d’une bande échappée de la maison des fous. — Il faut alors qu’il y ait des exceptions, car voici un Italien qui, après avoir vécu des années dans le culte et la tradition de l’opéra seria, qui n’est et ne fut jamais autre chose que la tragédie française traduite en musique, — voici un Italien qui du jour au lendemain se met à sentir la nature, à la rendre, localise son dessin, sa couleur, comme un Weber pourrait le faire, et compose un tableau, oui, un tableau, je dis bien, le tableau musical de la Suisse, une manière de symphonie pastorale en forme de grand opéra ; où la légende de Guillaume Tell n’intervient que pour mieux aider à l’échafaudage du sublime paysagiste, où la tyrannie joue simplement le rôle du loup ou de toute autre bête fauve quelconque ayant sa tanière dans le creux d’un ravin. Ce sens du pittoresque se révèle dès l’ouverture. A peine cet admirable andante des violoncelles a-t-il indiqué, posé le lieu de la scène, tout de suite l’orage menace, gronde, éclate, mugit ; cette force terrible, effrénée, qui du sein des profondeurs soulève le lac, c’est le föhn. Ici, la critique, avouons-le, dresse l’oreille, surtout si c’est au Conservatoire, entre Mozart et Beethoven, qu’on exécute cette ouverture ; tout cela semble en effet peint à trop grands traits, à coups de brosse, comme un décor de théâtre. N’importe, insensiblement l’orage se calme et la pastorale commence ; « je vois les plaines de Schwitz que baigne la pure lumière du soleil. » C’est le lever de rideau du drame de Schiller. Et cette cavatine de Mathilde au second acte, qui jamais eût soupçonné que Rossini fût capable d’une pareille inspiration ? Solitudes immenses de la montagne, sombres forêts, on croit entendre votre voix, et les roulemens sourds des timbales, répétés par intervalles, nous arrivent des profondeurs de l’orchestre comme le bruit lointain de quelque avalanche qui s’écroule. Quelle couleur dès le début de cette scène ! Vous êtes sur le plus haut pic du Rütli, vous en respirez le calme, le silence, l’horreur et la sérénité nocturnes :

Morne sérénité des voûtes azurées !


De tout ce qui jusqu’alors avait caractérisé les ouvrages de Rossini, plus rien, plus absolument rien de ses premières manières, plus un trait. Une amplitude, une richesse de formes inusitée, le soin du détail, l’élégance maintenue dans la magnificence de l’ensemble ! Adieu roulades et cadences, tout le vieux train banal, toutes les ritournelles d’autrefois ! Les mélodies elles-mêmes ont changé leur coupe, leur allure, et de l’air de famille semblent n’avoir gardé