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Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 72.djvu/994

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que l’attrayante et fière vigueur, la splendide coloration. Quant aux récitatifs, c’est assurément le plus beau langage qu’on puisse entendre, éloquent, pathétique et noble, trop noble peut-être et trop haut monté sur son style ; car, s’il convient à la fille des rois et des empereurs de ne jamais déroger, tout le monde ici n’est pas la princesse Mathilde, et ces colporteurs de la montagne, ces éleveurs de bestiaux, ces nourrisseurs et ces bûcherons parlant imperturbablement la langue des héros vous fatiguent à la longue. On en veut à tous ces honnêtes bergers de ne pouvoir consentir à s’appeler autrement que des pasteurs, et de tant invoquer l’hymen quand ils se marient. Lorsque Guillaume Tell fut donné, le style noble florissait encore à l’Opéra dans toute sa pompe. C’était de même à la Comédie-Française. On ne disait pas une flèche, on disait un trait ; tuer quelqu’un, c’était l’immoler à sa juste colère ! Et l’avalanche elle-même n’osait se montrer sur les montagnes de l’Helvétie qu’à la faveur d’une de ces bonnes épithètes à tout faire, toujours prêtes à se rendre utiles. L’avalanche tout court, inadmissible dans le genre noble, tandis que l’avalanche homicide, à la bonne heure ! « Doit-on dire au milieu des combats ou au sein des combats ? » grave question, qui préoccupait les Lemière, les Jouy. Guillaume Tell, ne l’oublions pas, se rattache au système de la grande tragédie française, système qui ne plaisante point, ainsi que chacun sait, et veut le sublime continu, comme M. Richard Wagner veut la mélodie continue. Les Huguenots au contraire relèvent de la tradition romantique ; l’un est un opéra cornélien plus admirable encore qu’admiratif, l’autre, non moins admirable, mais moins tendu, n’en veut qu’à Shakspeare.

Trop sublime, Guillaume Tell parfois ennuie. On homme de l’esprit le plus net, le plus avisé, le plus incisif, Loève-Veimars, dont on ne parle point assez, me disait un jour : « Nous aimons, vous et moi, Guillaume Tell, et savons ce que vaut ce chef-d’œuvre ; seulement il y a cette différence que vous ne goûtez, vous, que la musique, tandis que moi j’admire aussi les vers, qui sont sublimes ! » Je dois avouer que le paradoxe ainsi décoché me parut fort ; mais à cette bienheureuse époque de jeunesse tous se plaisaient à ce jeu. La veille encore et sur ce même degré du Café de Paris, où nous étions, Alfred de Musset n’avait-il pas déclaré Casimir Delavigne le plus grand poète du temps, et cela d’un air d’inébranlable conviction ! De l’auteur des Messéniénnes et du Paria à l’auteur de la Vestale et de Sylla, il n’y avait après tout pas tant de distance. Loève-Veimars, s’amusant, enchérissait sur Musset. Tel fut au premier abord pour moi le sens de cette plaisanterie au sortir de table et sur le chemin de l’Opéra. Je me trompais : l’apologue