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Messiade d’irrévérentes malices qui scandalisèrent ses séides. Le poème ne lui agréait pas plus que le poète. Il a cependant rendu justice à cette mystique épopée, qui en dernier résultat n’est pas une œuvre insignifiante, il l’a défendue contre les agressions ineptes des gottschediens, il a reconnu hautement le mérite de Klopstock et les services rendus par lui à la langue et à la versification allemandes ; mais il a combattu l’engouement dont l’Allemagne était possédée pour ce chef-d’œuvre du genre ennuyeux, et personne n’a mieux signalé que lui les défauts de l’élève des Suisses, l’enflure, le faux, le vide, le sublime laborieux et tendu, un séraphisme continu qui donne la migraine, la stérilité d’une imagination qui fait chanter les anges faute de savoir faire parler les hommes. Milton est un orchestre, Klopstock est un harmonica. Favorable à l’auteur de la Messiade parce qu’il aimait l’entretien des femmes, et surtout celui des Françaises, Mme de Staël a été forcée de convenir qu’il aurait quelquefois besoin d’avoir affaire à des lecteurs déjà ressuscités. Dans une pièce de vers sur le Goût actuel en poésie, Lessing introduit un partisan de Klopstock qui l’apostrophe à peu près en ces termes : — « Tu as encore le sens commun ; qui te lit t’a bientôt compris ; tu t’exprimes comme tout le monde, tu n’as pas encore appris à parler latin en allemand avec un sublime bégaiement, et tu veux être un poète !… — Épargne-moi tes conseils, lui répond Lessing ; je ne suis pas encore assez fou pour m’attacher aux mains les chaînes que je portais aux pieds et pour me figurer que je ne les porte plus parce que ce n’est plus mon pied qui les porte… — Il partit en colère, et d’une voix tonnante : — Que jamais aucun Suisse, s’écria-t-il, ne t’accorde un mot de louange ! »

Avec le concours de ses amis, le chapelain Cramer et le moraliste Basedow, Klopstock avait fondé à Copenhague une feuille, l’Inspecteur du Nord, destinée à propager ses idées et sa gloire. Le grand principe de la nouvelle école était que la poésie doit se mettre au service de la foi et la critique au service de l’église. Lessing rompit en visière à l’Inspecteur du Nord, à ses censures aigres-douces, à son orthodoxie édulcorée et affadie par le piétisme, à son intolérance pateline. Il sentait vivement le danger des doctrines littéraires de Klopstock. En Allemagne, les doctrines sont choses sérieuses ; nulle autre part l’esprit de système et les programmes n’exercent une influence aussi décisive sur le talent ; les Allemands raisonnent leurs œuvres comme leurs actions ; beautés et défauts, tout dans leur littérature est prémédité. Dans la folie tudesque, comme l’a dit Henri Heine, il y a de la méthode. Si Klopstock et sa séquelle avaient triomphé, ils auraient étouffé la poésie allemande sous les bandelettes sacrées dont ils l’enveloppaient ; ils en eussent