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la vie comme un fruit par la gelée, se sont arrêtés dans leur croissance et ont séché sur place. Les héros réussis des poètes grecs et français sentent qu’ils ont été faits pour être vus, que leur vocation est d’être un spectacle ; sans cesse exposés aux regards, ils représentent toujours et s’appliquent à ne rien faire, à ne rien dire qui puisse compromettre cette majesté soutenue par laquelle ils imposent à la foule. Ils pourront être vicieux, pervers et criminels ; mais ils ne seront jamais des pieds plats, des coquins vulgaires ; ils auront l’élégance du vice, la grandeur du crime, l’éloquence du mensonge, cette virtuosité virile dans le mal qu’Aristote appelait τὸ χρηστόν, que Machiavel appelait virtù, et qu’il se plaisait à reconnaître à César Borgia. Les pièces où figureront ces augustes personnages auront nécessairement pour objet de représenter de grands sentimens, de grandes passions et de grandes actions dans de grandes circonstances, et le théâtre deviendra en quelque sorte un lieu sacré, un sanctuaire, où pourront bien pénétrer la folie et le crime, mais d’où seront bannies toutes les vulgarités d’ici-bas, tout propos trivial, tout geste familier, tout ce qui ferait disparate avec les solennités d’une fête dans laquelle des héros officient. Les personnages subalternes seront peu nombreux sous peine de nous distraire des figures principales. Peu de spectacle, point de changemens de lieu ; ces décors, ces changemens nous rendraient curieux quand nous ne devons être qu’attentifs. L’action sera simple et s’achèvera dans un temps très court ; que les événemens se taisent pour laisser parler les âmes ! Ce qui nous importe, c’est de savoir ce qu’à telle heure sentit un héros aux prises avec la fortune, ce qu’il a pu dire, et quelles furent les attitudes de sa passion. L’intrigue se résumera dans une crise où les secrets des cœurs éclateront avec une telle puissance que nous garderons un souvenir éternel de ce qui ne dura qu’un instant. Peu de paysage ; ces colossales figures se détacheront mieux sur le nu d’une muraille. Peu de détails ; le détail rapetisse les grandes masses, dont il donne la mesure. Que tout soit dessiné largement, à grands traits, comme il convient à des caractères qui sont des types grossissans et qui doivent réaliser le plus haut degré d’abstraction que l’art comporte sans que la vie s’en retire. Ainsi la tragédie héroïque sera revêtue d’une sorte de beauté sculpturale, car la sculpture fait abstraction de la chair et du sang, et l’homme qu’Œdipe à Colone et les Horaces laissent froid est semblable à celui qui, ne pouvant concevoir la vie sans couleurs, ne sait pas la découvrir sous la pâleur du marbre et se plaint de ne pas trouver Rubens dans Praxitèle.

Raisonnant toujours en philosophe, comme je le suppose, Lessing n’aurait pas fait difficulté de reconnaître que les classiques français étaient dans leur droit en empruntant à l’antiquité le genre de tra-