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vous est-elle apparue dans vos songes ? Croyez-moi, laissez les héros dormir leur sommeil. Étudiez Corneille et Racine parce que ces gens-là eurent quelques lumières en fait de composition et de style, et qu’il y a dans chacun de nous un barbare qu’il est bon de façonner par l’étude des grands modèles ; mais, de grâce, ne faites ni des Iphigénie ni des Caton. Mes chers pommiers allemands, n’essayez pas de produire des oranges. Un jour peut-être nous aurons, à Weimar ou ailleurs, nos orangers allemands, dont les fruits surpasseront en douceur tout ce qu’ont produit les serres chaudes de Versailles. En attendant, faisons du cidre et tâchons seulement qu’il soit bon. En d’autres termes, soyons de notre temps et de notre pays ; Allemands, écrivons pour les Allemands, et, comme tout genre a ses règles, recherchons ensemble, si vous le voulez, le moyen de plaire selon les règles à nos bons bourgeois de Leipzig et de Hambourg. » C’est ainsi qu’eût parlé Lessing, s’il avait été, comme le prétendent ses compatriotes, un critique du XIXe siècle fourvoyé dans le XVIIIe ; mais on est toujours de son siècle, et un petit homme d’aujourd’hui est plus philosophe sur beaucoup de points qu’un grand homme né en 1729.

Il y avait encore pour Lessing un autre parti à prendre. Il pouvait crier haro sur toutes les règles, sur toutes les poétiques, et courir sus à tous les faiseurs de systèmes qui prétendent réglementer les arts, leur prescrire des lois et des frontières, imposer à la poésie des sujets et des procédés ; il pouvait proclamer l’autonomie du talent, le droit qu’a le poète d’être ce qu’il est et de dire tout ce qu’il veut dire, à la seule condition de le bien dire ; mais de telles extrémités n’étaient pas dans son tempérament. Il avait l’esprit régulier, méthodique, et ce bon sens clairvoyant qui pressent les conséquences. En littérature, Lessing est un homme de 89, ou, si l’on veut, un feuillant ; il eut toute sa vie l’horreur des sans-culottes. Loin d’accorder que tout est possible, il veut des règles, et il en proclame la nécessité ; il mérite le nom que Voltaire donnait à Locke, on le pourrait appeler Lessing le définisseur. La peinture, la sculpture, la tragédie, l’épigramme, il a tout défini, et de ses définitions il déduisait les lois de chaque art et de chaque genre. C’est sur la foi d’une définition qu’il a entrepris la campagne la plus malencontreuse de sa vie : il a défini la fable et démontré que La Fontaine n’est pas un fabuliste. Puissent la France et la muse lui pardonner ce forfait[1] ! Aussi bien l’Allemagne ne lui semblait pas mûre pour une liberté sans limite. « C’est chez nous, disait-il,

  1. Lessing savait le français ; mais sait-on jamais une langue étrangère ? La Fontaine, en s’excusant naïvement de n’avoir pu atteindre à la concision de Phèdre, ajoute « qu’il fallait en récompense égayer l’ouvrage plus qu’il n’a fait. » Lessing n’a pas compris cet égayer ; il a cru que La Fontaine entendait par là qu’il faut introduire dans