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Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 73.djvu/118

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corps, genou contre genou, les yeux dans les yeux, et la terre tremblait sous leurs pas. Forclus de la scène, les bourgeois se tenaient au-dessous, près de l’autel, groupés en chœur et faisant nombre afin de compter pour quelque chose. Ce chœur inactif assistait à la bataille les bras croisés, indigne qu’il était d’y prendre part ; il mesurait des yeux les combattans, jugeait des coups, humble de visage et de contenance ; mais lorsque Agamemnon tombait dans son sang avec un mugissement de taureau, ou qu’Œdipe, prenant la vie et le ciel en horreur, s’arrachait les yeux pour se dérober aux insultes de la lumière, le chœur s’applaudissait tout bas de son humble fortune qui le mettait à l’abri des jalousies célestes. Il y eut un poète athénien qui essaya parfois de rajeunir la tragédie par de nouvelles combinaisons ; il introduisit dans quelques-unes de ses pièces des scènes tirées de la vie commune ; un jour il donna une tragédie intitulée Télèphe, et il montra des héros jouant aux dés dans leurs tentes. Achille amenait deux et trois. Le peuple indigné siffla ; pourtant ce poète s’appelait Euripide. Aristophane lui a fait payer cher ses timides audaces. — « Les hommes sortis de mes mains, s’écrie Eschyle dans les Grenouilles, ne respiraient que lances et javelots, casques aux blanches aigrettes, armets, bottines, boucliers recouverts de sept peaux… Ne faut-il pas que les demi-dieux parlent un langage plus sublime que nous, de même qu’ils sont vêtus d’habits plus magnifiques ? J’avais tout ennobli, Euripide a tout dégradé… Je le ferai voir à l’instant. Qu’on m’apporte une lyre ; mais quoi ! une lyre pour lui ? Non ; où est la joueuse de castagnettes ? Viens, viens, muse d’Euripide ; telle est la musique qui convient à tes vers. »

Byron a dit : Je cherche un héros, I want a hero. Lessing disait au contraire : « Plus de héros ; je cherche des bourgeois. » Et il a résolument choisi pour sa muse la joueuse de castagnettes ; mais qu’il ne se réclame pas d’Eschyle et d’Aristote !


IV.

Lessing n’avait pas plus de goût pour le drame historique que pour la tragédie héroïque. Il n’avait pas ce genre d’imagination qui donne aux passions la couleur d’une époque et combine la peinture des sentimens avec de grands souvenirs, les intrigues du cœur avec les affaires d’état. Les faits le gênaient, il n’était à l’aise que dans la pure fiction. Au surplus, il professait une sorte de dédain pour l’histoire et pour la politique ; les destinées d’un particulier lui semblaient plus importantes que celles d’un empire. Cet homme qui a tant fait pour l’Allemagne écrivait à Gleim, l’un des Pindare ou des Tyrtée au petit pied qui célébraient les victoires de Frédéric : « Il