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quitte pour laver à grande eau sa conscience et ses mains. Son chambellan Martinelli lui vient en aide, le délivre de ses scrupules, le conduit tout doucement au crime par un chemin de velours. Ce n’est pas que le crime inspire au prince une horreur invincible, mais il n’aime pas à le regarder en face ; il donne à son commode confident un blanc seing, et, l’opération terminée, il le désavoue en le remerciant. Ce scélérat timoré a ses momens d’héroïsme. « Tope ! s’écrie-t-il, je ne frissonne pas à l’idée d’un petit crime. Seulement, mon bon ami, il faut que ce soit un petit crime tranquille, un petit crime vraiment utile. » En créant ce prince et ce chambellan, Lessing, sans qu’il s’en vante, a pensé plus d’une fois au Néron et au Narcisse de Racine.

Emilia Galotti est une pièce entraînante à la lecture comme à la représentation ; jamais Lessing n’avait déployé tant de verve, tant de puissance dramatique, tant de science du dialogue. Et cependant l’histoire s’est vengée de ses mépris : cette pièce si fortement conçue et si bien conduite aboutit à un dénoûment qui est à la fois absurde et repoussant, parce qu’il n’est pas motivé. Que Virginius tue sa fille, plus d’un père en ferait autant. Virginie n’est plus à lui ; elle vient d’être adjugée comme esclave au pourvoyeur du décemvir. L’arrêt est prononcé, et déjà le licteur l’emmène ; plus de recours. Virginius saisit le couteau. « Ô ma fille, s’écrie-t-il, voilà le seul moyen qui me reste de sauver ta liberté ! » Ce coup de couteau est d’un père, d’un soldat et d’un Romain ; mais pourquoi le vieux Galotti se résout-il à tuer sa fille ? Parce qu’elle l’en prie. Et pourquoi l’en prie-t-elle ? Emilia n’a point de violences à craindre ; débarrassé de son rival, le prince attendra qu’elle se donne. « Ô mon père, dit-elle, je suis faite de chair, et j’ai le sang aussi jeune, aussi chaud qu’une autre femme. Mes sens sont des sens. Je ne réponds de rien… » Ah ! madame, à l’ordinaire les femmes ne prévoient pas leurs fautes de si loin. Goethe prétend que dans le fond de l’âme vous aimez le prince ; s’il a raison, vous ne désirez pas la mort ; s’il se trompe, que craignez-vous ? Et considérez ceci : votre déplorable fin nous affligera parce que vous êtes aimable ; mais nous sommes ici au théâtre, nous attendions une vraie tragédie ; où sera la grandeur du spectacle ? Virginie arrose de son sang l’autel de la liberté ; Rome a frémi d’horreur et d’espérance, ce sang fécond va lui rendre ses franchises, ses tribuns et sa fierté ; mais quand vous serez tombée sous le couteau, rien ne sera changé dans les destinées du monde, et le spectateur pensif, soucieux, rentrera chez lui en disant : Le vieil Odoardo a commis un crime pour qu’il y eût dans l’histoire un péché de femme de moins. En vérité, avons-nous bien notre compte ?

Nathan le Sage n’est pas né comme Emilia Galotti d’une préoc-