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être dépensé autant; aucune ne s’est montrée aussi avide de cette opulence dont Lenormant d’Etioles refusa plus tard l’héritage, et qui lui laisse en définitive le caractère d’une courtisane sachant administrer fructueusement ses faveurs. Les plaisirs du roi coûtaient cher en ce temps-là.

Je ne veux pas dire que dans ce règne de vingt ans la galante marquise n’ait été qu’une courtisane vulgaire uniquement occupée d’assurer sa fortune. C’était après tout une femme ingénieuse et aimable, qui avait le goût de tous les arts et qui fut une des fondatrices de la manufacture de Sèvres. C’est son beau côté. Elle avait pour les artistes la prédilection d’une personne qui était artiste elle-même, qui se piquait d’être une habile musicienne, qui dessinait et gravait tant bien que mal, et qui eut même un instant l’idée d’apprendre l’imprimerie. Femme d’esprit, elle se plaisait à la société des beaux esprits, qu’elle eût voulu rassembler autour du roi. Elle aimait les lettres autant qu’elle pouvait les aimer, surtout par le côté léger à la Bernis. Elle logeait le docteur Quesnay dans son entre-sol de Versailles, où elle allait quelquefois, et où elle trouvait réunis à table Buffon, Turgot, Diderot, d’Alembert. Elle fut en certains momens la protectrice secrète de l’Encyclopédie, et, quand elle mourut. Voltaire écrivait : « Dans le fond de son cœur, elle était des nôtres... » Mme de Pompadour témoignait une admiration singulière pour Montesquieu. Elle obligeait volontiers les écrivains, le vieux Crébillon, Gresset, Marmontel, et un jour, ayant envoyé cinquante louis à Jean-Jacques Rousseau lui-même après une représentation du Devin du Village, elle s’attira cette lettre assez bizarre que lui adressait le philosophe bourru : « Madame, en acceptant le présent qui m’a été remis de votre part, je crois avoir témoigné mon respect pour la main dont il vient, et j’ose ajouter, sur l’honneur que vous avez fait à mon ouvrage, que des deux épreuves où vous mettez ma modération, l’intérêt n’est pas la plus dangereuse. » On peut donc imaginer pour Mme de Pompadour et broder tout un rôle de bienveillance accueillante et facile pour les lettres. A tout prendre, ce n’était que la gracieuse distraction d’une femme qui, même en ce genre, manquait de chaleur, d’élévation, d’imagination. Elle considérait un peu les beaux esprits comme des oiseaux rares bons à apprivoiser pour leur ramage, si ce n’est pour leur plumage. Tout cela, en donnant presque un vernis de philosophie et de littérature à son règne, ne va pas bien loin. Au fond, la grande et unique préoccupation de Mme de Pompadour, son idée fixe et invariable, sa seule passion, c’était de rester la maîtresse du roi, de tenir ferme sur ce terrain glissant de la cour, de ne pas laisser échapper de son front gracieux une couronne qui n’était pas précisément le prix de ses vertus.

Ce n’était pas une chose facile en vérité de garder la victoire jusqu’au bout dans ce monde où elle était la créature la plus enviée, la plus fêtée