Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 73.djvu/466

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du globe ; ils sont minés par le paupérisme, par l’hostilité des pauvres contre les riches, et sont sans cesse menacés de crises sociales. Dans un siècle, de quel poids pèseront-ils en comparaison de ces jeunes nations, qui ont des continens entiers pour s’y développer à l’aise? Celui qui songe à cet inévitable avenir ne peut s’empêcher de sourire en entendant des politiques d’ancien régime prétendre qu’un peuple n’est en sécurité que quand il est plus fort que les autres. Ces prétentions à la prééminence seront déjouées précisément par ces états qui, se gardant de s’y laisser aller, consacrent toutes leurs forces à développer leurs richesses naturelles.

L’Angleterre suit une politique plus sensée, elle se résigne à voir grandir ses vigoureux rejetons, qui bientôt dépasseront leur mère. Elle les forme à la liberté, à l’indépendance. Elle les engage à s’organiser en fédération de façon à se suffire, comme elle vient de le faire pour les différentes provinces de l’Amérique britannique; elle relâche le lien qui les unit à elle, de telle façon que déjà ces colonies ne lui sont plus attachées, comme on l’a dit poétiquement, que par les rubans de la ceinture de la reine Victoria. Quand l’heure de l’émancipation complète aura sonné, elle se fera à l’amiable, car l’Angleterre est disposée à s’éclipser devant ses filles grandissantes, satisfaite d’avoir peuplé les deux hémisphères de communautés pleines d’avenir, qui perpétueront sa langue, son culte, ses institutions et ses mœurs. Quant aux autres peuples de notre continent, avides aussi de progrès et de paix, il est grand temps qu’ils imposent à leur gouvernement une politique plus conforme aux vrais principes économiques. L’étude comparée de la condition des différentes nations du globe le prouve jusqu’à l’évidence; celles qui, soumises aux idées rétrogrades, cherchent à se consoler par des guerres extérieures ou des révolutions d’être aux mains des dictateurs et des prêtres restent stationnaires ou reculent; celles au contraire qui, ayant secoué le joug de la théocratie, ont fondé des institutions libres et se gouvernent elles-mêmes, avancent à pas de géans et seront les reines de l’avenir. Si les nations de notre continent veulent, non pas faire équilibre au Nouveau-Monde, ce qui est une idée ancienne et fausse, mais ne pas trop rester en arrière, elles doivent renoncer à ces luttes d’influence qui n’ont plus de sens, s’entendre pour désarmer, multiplier les rapports commerciaux et les similitudes de législation, de système monétaire, d’institutions politiques, s’unir par une sorte de lien fédéral et constituer enfin les états-unis d’Europe. Sans les gouvernemens personnels, avant un demi-siècle ce beau rêve deviendrait une réalité.


EMILE DE LAVELEYE.