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sance des grandes conceptions littéraires des autres peuples ; Roméo et Juliette en Céladon, — pâle tendre, — Faust, Marguerite et Méphisto en biscuit de Sèvres? Dieu merci! nous n’en sommes point là, et de telles modes n’ont qu’un jour; mais pour qu’un pareil ostracisme, honte d’un pays comme le nôtre, voie sa fin, pour que l’émancipation littéraire en France monte au niveau de l’émancipation musicale, il faut que l’initiative vienne d’en haut. Qu’un ministre dise : Je veux. Frapper des coups d’autorité pour faire admettre un sociétaire, cela peut être bon quelquefois, mais imposer Shakspeare aux esprits médiocres, entichés du sot amour des platitudes, ce serait mieux.

Ce qui se passe en ce moment à l’Opéra-Comique pourrait fournir le sujet d’un intermède agréable qui s’intitulerait : « M. Auber s’amuse. » L’octogénaire illustre, qui compte ses années par ses succès, ainsi que cela se débite en style officiel dans les solennités du Conservatoire, M. Auber vient d’écrire un soixantième opéra, et la question était de savoir qui jouerait le rôle de la femme. On avait, d’abord parlé avec un certain mystère d’une personne née hors du théâtre et ne demandant pas mieux que d’en faire l’ornement. M. Auber, très friand de primeurs, s’était jeté aussitôt sur cette idée comme le chat sur la pelote; puis des difficultés de tout genre sont survenues, et après plusieurs essais, diversement appréciés, on avait cru devoir renoncer à Mme Mombelli (c’est le nom de guerre de la belle amazone), lorsqu’un arrêt de la cour d’appel, en fermant à la jolie plaideuse la voie périlleuse du théâtre, a fort à propos sauvegardé l’aimable cantatrice d’un premier échec. Avoir eu dès l’entrée en perspective un rôle nouveau de l’auteur du Domino noir, une a création, » et se voir réduite à débuter comme tout le monde dans un opéra du répertoire, Fra Diavolo ou les Mousquetaires de la reine, c’était en effet un vif mécompte, et le tribunal a paru là au bon moment, comme un véritable deus ex machina. Ce n’est pas seulement un arrêt qu’il a rendu, c’est un service dont tout le monde profitera, à commencer par Mme Mombelli, dont l’amour-propre se trouve juste à point mis à couvert par la sentence qui la préserve à tout jamais des pièges, embûches, incantations ou maléfices de ce monde diabolique dont la petite porte, vrai soupirail d’enfer, s’ouvre sur la rue Favart. — Pour M. Auber, il ne se trouble point de si peu, et passe gaîment de l’une à l’autre. Autant il en rencontre, autant il en essaie. Ces tâtonnemens plaisent à son caprice et ne datent pas d’hier. De Gustave à Zanetta et de Zanetta à ce Jour de bonheur, son récent ouvrage, combien de fois s’est renouvelé ce manège dont Mme Damoreau personnellement eut tant à se plaindre! Et cependant c’était par excellence la cantatrice du genre, la fauvette de prédilection; ce qui n’empêchait point l’illustre maître d’enlever à sa fauvette le rôle d’Amélie dans Gustave pour le porter à Mlle Falcon, absolument comme il donnait hier à Mlle Brunet-Lafleur le rôle de Mme Mombelli, qui devait finalement échoir à Mme Cabel. Au fond, M. Auber