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idée de l’art moqueur avec lequel il se joue des interlocuteurs qu’il met en scène, si ce n’est peut-être les dialogues insérés dans les premières Provinciales ; mais Platon eut des ennemis moins acharnés que Pascal. M. Mill a quelque raison de dire d’ailleurs que l’objet de son aversion, c’était moins le sophisme que le lieu commun. A la vérité, ce critique entreprend à la suite de M. Grote une apologie en forme des sophistes, pour avoir été, aussi bien que Socrate et Platon, des promoteurs du libre examen. On ne peut certainement accepter sur leur compte tout le mal qu’a répété l’histoire. Platon est loin, quand il les fait parler, de leur attribuer des doctrines qui les dégradent. Un des plus célèbres, Protagoras, dans le dialogue qui porte son nom, joue le beau rôle, et, suivant nos idées modernes, ce serait lui qui parle le plus raisonnablement, tandis que Socrate en lui répondant pourrait bien être accusé de sophisme, si l’on tenait pour une conclusion dernière et complète la thèse à laquelle il prétend le réduire. C’est qu’il en est de ce dialogue comme de beaucoup d’autres qui sont surtout des exercices de dialectique. Platon, en écrivant, semble ne faire que reproduire des entretiens de Socrate que ses disciples n’avaient pas oubliés. On ne distingue pas aisément les momens où il le répète de ceux où il se borne à l’imiter; mais constamment il emploie un procédé de discussion qui tend à faire reconnaître à l’adversaire combien ce qui, dans la commune croyance, paraît clair et simple, est obscur et compliqué, quelles difficultés et même quelles contradictions recèlent les notions et les maximes les plus accréditées, combien d’assertions gratuites servent de règles à la vie sociale, et qu’enfin on ne comprend pas ce qu’on croit comprendre, on ne sait pas ce. qu’on croit savoir. C’est le mot de Socrate : « ma science est de savoir que je ne sais rien. » Dans tous les dialogues, Platon procède ainsi; dans un grand nombre, il ne fait pas autre chose, et comme il ne pense pas que ce soit peine perdue d’avoir réfuté une erreur, suggéré un doute, dissipé une équivoque, posé une question ou montré la faiblesse ou la fausseté des solutions qu’on en a données jusqu’à lui, souvent il s’en tient là, et ne croit pas qu’un ouvrage de critique ait manqué le but, s’il laisse le lecteur embarrassé, mais averti, incertain, mais détrompé.

Cependant cet emploi exclusif de la dialectique risquerait de la faire passer pour un art de destruction qui n’aboutit qu’à des résultats négatifs. Elle serait bonne, comme l’a dit M. Cousin, à former l’esprit philosophique, jamais elle ne donnerait une philosophie. Elle chercherait, si l’on veut, la vérité, et pourrait ne trouver que le scepticisme. Sceptiques eux-mêmes en presque toute matière de métaphysique, nos deux écrivains anglais ne croiraient pas rabaisser la méthode platonicienne en la réduisant à cette polémique