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que ces traditions du passé sont incompatibles avec les principes mêmes de la souveraineté qui le fonde. Faisons donc un pas de plus, et, examinant ces anciens conseils de l’expérience à la lueur des principes nouveaux, voyons si le désaccord est aussi absolu et le sacrifice aussi nécessaire que les maîtres du jour le prétendent.


IV

Je m’avance ici (on le devine sans doute) sur un terrain encore brûlant du feu d’une discussion récente, car cette condition où sont les peuples de ne pouvoir donner et exiger de leur parole d’autre garantie qu’elle-même, de ne reconnaître au-dessus de leur tête aucun tribunal qui interprète leurs conventions, termine leurs différends et leur impose sa sentence, c’est celle-là même qui était définie naguère à la tribune par une image saisissante tirée de nos anciens publicistes. « Les peuples, a dit M. Thiers, sont encore entre eux à l’état de nature. » On peut lui emprunter cette expression, qu’il n’a pas assurément la prétention d’avoir inventée. Elle n’a ou faire récrier ou sourire que les docteurs d’une génération qui, croyant avoir la science infuse, se dispense de rien étudier. Aucun lecteur d’un traité quelconque de droit des gens n’aurait prêté à cette dénomination le sens mystérieux et presque sauvage que quelques commentaires ont paru lui donner. L’état de nature ne signifie point cet état de barbarie dans lequel les hommes, comme des bêtes féroces, s’attendent au coin des bois pour s’entredévorer. C’est tout simplement la traduction d’un fait que personne apparemment, même en le regrettant, ne peut contester, à savoir que, malgré tous leurs efforts, les nations les plus civilisées n’ont ou encore, pas plus avant que depuis la révolution française, organiser entre elles une juridiction supérieure, pareille à celle que les tribunaux exercent dans chacune d’elles en particulier, — investie de l’autorité morale et armée de l’autorité matérielle nécessaires pour interpréter le droit quand il est douteux et le faire respecter quand il est reconnu. Or, réduite à ces termes, je cherche comment l’assertion pourrait être contredite. De juges et de gendarmes internationaux, je n’en connais pas ; si quelqu’un en connaît, je prie qu’il me les montre. On n’a point atténué la triste réalité des faits en affirmant, comme M. le ministre d’état dans sa réplique à M. Thiers, que les peuples ont souvent le bon sens de suppléer à cette lacune par des conférences, des congrès diplomatiques, des désignations d’arbitres auxquels ils confient, à l’occasion d’un litige, particulier, le soin de les mettre d’accord ; car cette pratique, assurément très louable et qu’il faut souhaiter de voir généraliser de plus en plus, est une exception