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celui de se faire justice à eux-mêmes. Du moment que ce droit existe pour un peuple, pour le gouvernement qui le représente il se convertit en un impérieux devoir. Tant que j’habite une cité policée, la loi ne me permet ni de contraindre de mon autorité privée un débiteur récalcitrant à payer sa dette, ni de me remettre par mes propres mains en possession de mon bien volé. Quelque légitime que soit ma prétention, je suis un perturbateur du repos public, si je prétends la satisfaire moi-même. Je dois attendre le magistrat ou le soldat, le représentant quelconque de la force publique que la société a institué pour me protéger. Si je suis au contraire dans une île éloignée, hors de la portée de toute intervention publique, personne ne peut me contester, en l’absence de tout autre secours, le droit de veiller à mes propres intérêts par mes propres forces, celles de mon bras et de mes armes. Ce serait duperie de m’en faire scrupule, et, si de plus ces intérêts sont, non pas les miens, mais un dépôt qui m’est confié, ceux d’une femme, d’un enfant, d’un ami, je ne serais pas seulement une dupe alors, je serais un traître et un lâche de faillir à leur défense. Peu importe l’issue de la lutte que je devrais engager pour les soutenir, le sang de mon adversaire ne retombera que sur sa tête. J’éprouverai à le verser une immense douleur, nul trouble de conscience. Or tel est dans la rigueur des termes la situation respective des gouvernemens et des peuples. Ne pouvant compter que sur eux-mêmes, les peuples ont le droit de pourvoir par la force à l’intégrité de leurs intérêts dans la mesure de la justice. Quant aux gouvernemens qui reçoivent ces intérêts en dépôt, à la charge de les conserver intacts, leur obligation est étroite, sous peine de forfaiture envers la patrie, de ne laisser ni péricliter par imprévoyance, ni défaillir par faiblesse, la sauvegarde qui repose sur leur tête.

Si cette conséquence est irréfutable, deux corollaires qui en sortent ne le sont pas moins. Si les peuples ont le droit et les gouvernemens le devoir de pourvoir par la force à la défense de leurs intérêts, il suit, par une nécessité mathématique, que les uns sont autorisés et les autres tenus à garder toujours à leur disposition le degré de force nécessaire pour user de cette faculté ou s’acquitter de cette tâche. Une contestation peut toujours s’élever, un traité, si clair fut-il, peut toujours être éludé et méconnu. Le moyen de redresser un grief qui peut toujours naître doit aussi toujours être prêt. C’est la triste condition de l’état de nature que, pour y vivre en paix et y jouir de son bien, il ne suffit pas d’être juste, il faut être fort. Point de force publique pour subvenir à l’infirmité privée. Le faible se fierait vainement à l’innocence de ses désirs et à l’évidence de sa bonne cause. Le seul spectacle de sa faiblesse est une