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tentation constante pour la loyauté de ceux qui l’observent. Et quelle doit être cette mesure de force qu’il faut tenir à tout instant en réserve pour une agression à tout instant possible ? Évidemment elle n’est point arbitraire. C’est une quantité déterminée d’avance par l’intensité du péril qu’elle est destinée à conjurer. La force disponible de résistance doit être tenue en proportion de la force d’agression probable. La force en ce monde n’est pas une valeur absolue, c’est une valeur relative. On est fort ou faible par comparaison avec un adversaire qu’on domine ou qui nous surpasse. Tel est fort contre un seul larron qui est faible contre une bande. L’épée qui perce une poitrine désarmée se brise contre un acier mieux trempé ; ce qui revient à dire que chaque nation n’est assurée dans le tranquille exercice de ses droits et la jouissance légitime de son existence indépendante qu’autant qu’elle possède en hommes, en armes, en moyens de défense de toute espèce, de quoi lutter à armes égales contre le voisin ou le rival qui peut d’un jour à l’autre tomber en désaccord avec elle. On conclura enfin d’une façon plus générale que les diverses nations ne sont à l’abri de leurs injustices ou de leurs mésintelligences réciproques qu’à la condition de maintenir entre elles une certaine égalité, une juste proportion, tranchons le mot, un équilibre de forces. Voilà enfin lâché ce grand mot, tant vanté autrefois, tant critiqué aujourd’hui. Ce n’est pas moi, ce n’est pas même la voix de M. Thiers qui le prononce ; il jaillit de lui-même avec une évidence lumineuse des plus simples aperçus du bon sens, avec une irrésistible autorité des conclusions de la logique.

Ce fameux équilibre européen, c’est cela en effet, et nulle autre chose. C’est la défense naturelle des peuples organisée par avance pour suppléer au défaut de la protection légale. Étant donné que pour chacun d’eux l’exercice du droit n’a d’autre sanction que la mesure de la force, tous sont naturellement amenés à ne pas laisser à leur côté un égal devenir un supérieur et par là même en passe de se faire maître. Il faut ou ne pas laisser croître le voisin, ou grandir soi-même en proportion. Donnez maintenant à cet instinct de défiance et d’émulation réciproque la forme d’un calcul réfléchi, et vous avez tout le secret du système politique qui a fait jusqu’à la veille de la révolution française et qui était redevenu depuis les restaurations de 1815 le lien des grandes monarchies d’Europe ; c’est ce système qu’une métaphore devenue classique a vivement exprimé par l’image d’une balance à plateaux équilibrés. C’est une convention, tantôt tacite, tantôt explicite, en vertu de laquelle les principales puissances s’engagent à se maintenir toujours sur un pied d’égalité approximative, afin de se tenir constamment en