Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 73.djvu/71

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sublime du martyr de la religion philosophique, au moment où Socrate veut rendre formellement témoignage de sa foi en la Divinité, que dit-il à ses disciples éplorés? « Sachez bien que j’espère aller en mourant vers des hommes bons, et cela cependant je ne l’affirmerais pas tout à fait, mais pour aller vers des dieux, vers des maîtres qui sont la bonté parfaite, sachez bien que cela je l’affirmerais, ou rien en ce genre ne peut être affirmé. » Des dieux maîtres parfaits, est-ce là une expression fortuite, ou qui lui échappe par l’habitude? Je ne le crois pas. Est-ce une profession de paganisme dictée par le préjugé ou arrachée par la peur? Non, il veut attester qu’il est religieux, et il le dit dans le langage de tout le monde. Il veut qu’on le croie, et, pour qu’on le croie, il faut qu’on le comprenne. Pour éviter, non la persécution (que pouvait-il craindre désormais?), mais l’incrédulité, le doute et le soupçon qui calomnieraient sa mémoire, il fait quelque concession à l’opinion commune ou plutôt au commun langage, concession qui se borne au reste à supprimer la distinction qu’il introduisait apparemment dans la nature divine, quand il en concentrait, quand il en isolait l’essence la plus excellente et la vertu la plus haute dans le dieu du philosophe, le plus dieu de tous, pour ainsi parler. Aussi après avoir dit, comme s’il s’adressait aux Athéniens : « Je crois comme vous qu’il y a des dieux, » il nomme, quelques momens après, à ses disciples « le Dieu bon et sage vers lequel émigré l’âme, vers lequel doit aller la sienne, si Dieu l’a voulu[1]. » Mais Platon lui-même, dans ses autres écrits, ne tient pas toujours le langage d’un monothéisme exclusif. Des dieux entourent le dieu père, le dieu-roi, qui, dans le Timée, crée le monde en donnant l’ordre au chaos et en plaçant dans le monde l’intelligence et la vie. Dans le traité des Lois, les dieux reviennent à chaque instant, comme s’il n’y avait moyen qu’en les multipliant d’enseigner la religion aux peuples.

Dans nos langues modernes, Dieu est, pour ainsi dire, un nom propre. En grec et en latin, c’était un nom générique. L’idée de Dieu, ou, si on l’aime mieux, l’idée du divin était chez les anciens l’idée d’une certaine nature à laquelle plusieurs êtres pouvaient participer, comme par exemple l’idée d’humanité parmi nous. On avait été élevé par le paganisme à concevoir la divinité comme le caractère général d’une classe d’êtres immortels. En revenant sur cette idée, en cherchant à l’épurer, à l’approfondir, les philosophes la prenaient telle qu’elle était dans leur esprit et dans tous les esprits; ils essayaient de la définir, de déterminer à quelles conditions l’être se divinisait pour ainsi dire. Ce qui nous était supé-

  1. Comparez, dans le Phédon, VIII et XXIV.