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résolut de ne plus délibérer sur quoi que ce fût, de manière que ni sur cette question ni sur aucune autre il ne pût intervenir validement aucune décision. Si la lettre du règlement semblait fournir cet étrange moyen pour paralyser l’assemblée, l’usage en avait limité l’emploi par une condition des plus embarrassantes pour ceux qui entendaient s’en prévaloir. Il était admis en effet qu’un ordre ne pouvait jamais quitter sa chambre avant d’avoir formulé son avis, lorsque les deux autres avaient déjà rédigé le leur. En refusant de délibérer, la noblesse s’était imposé la stricte obligation de demeurer en permanence dans la salle sans désemparer, ce que messieurs du tiers ne manquèrent pas de rappeler à messieurs les gentilshommes. Ces derniers durent donc passer la nuit dans le vieux couvent où siégeaient les états. Les plus heureux partagèrent le lit d’un cordelier, et M. le comte de Lannion, qui présidait la noblesse en sa qualité de baron de Malestroit, dut se faire apporter une couchette de son hôtel, en maugréant contre son ordre, dont il était fort loin de partager la singulière obstination.

Cette pernoctation se passa en joyeux propos et en libations abondantes. Le lendemain, à l’heure habituelle des réunions générales, quatre cents gentilshommes se trouvèrent sur le théâtre. M. de Vauréal fit alors des efforts surhumains pour interpréter le règlement dans un sens moins déraisonnable et pour amener la noblesse à reprendre le cours des travaux ordinaires de l’assemblée. « Je n’ai pu y parvenir, et j’ai été hué, écrivait le soir même ce prélat au comte d’Argenson, son ami. J’ai été obligé de rappeler ces messieurs au respect qu’ils me devaient ainsi qu’à eux-mêmes. Je leur ai déclaré qu’ils allaient exposer la province aux plus grands malheurs par des instigations qui n’étaient pas naturelles, et qu’on voyait clairement leur être inspirées par le parlement. Après avoir cherché à leur faire comprendre tout le danger de cette conduite, je leur dis que j’étais déterminé à ne pas laisser dépérir en mes mains l’autorité qui m’était confiée…. Il y a manifestement un parti qui pousse en secret à la dissolution des états, et ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que cette perspective n’effraie guère la noblesse, tant l’aveuglement et la folie sont au comble[1]. »

  1. Les lettres de M. de Vauréal et les dépêches du duc de Chaulnes, auxquelles j’emprunte ce qui concerne les états de 1752, se trouvent dans la partie préliminaire du grand travail qui va former ma source d’information la plus abondante pour l’époque la plus agitée de cette histoire. Le duc d’Aiguillon, qui gouverna seize ans la Bretagne, fit rédiger sous ses yeux, après sa sortie des affaires, le journal de son commandement Cette œuvre volumineuse, formant sept volumes in-4o d’une écriture très serrée, a été tout entière corrigée et complétée par lui-même. Je dois la communication de ce précieux manuscrit à l’obligeance de M. le marquis de Chabrillan, petit-fils de M. le duc d’Aiguillon, possesseur par héritage du vaste dépôt dans lequel sont réunies les archives des deux maisons de Richelieu et de Maurepas.