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Montesquieu entendait que les propriétés du cercle étaient vraies du cercle possible avant qu’il n’y eût des cercles réels. Je m’attache à cette pensée et laisse de côté la justice; je ne veux pas être accusé d’en appeler au sentiment. Aussi bien Montesquieu a-t-il voulu prouver ou du moins éclaircir la morale par la géométrie et non pas la géométrie par la morale. Redisons donc après lui que, s’il ne peut y avoir de cercle qui n’ait les propriétés du cercle, ces propriétés constituent l’essence du cercle. Son essence est en quelque sorte indépendante de son existence. Elle était identique à elle-même, elle demeurerait telle, quand même il n’y aurait dans le monde ni mouvemens, ni figures circulaires; considérée comme vérité idéale, cette loi du cercle est une vérité nécessaire, et, comme telle, immutable, inaltérable, éternelle. Vainement Descartes équivoque-t-il sur les idées nécessaires, et paraît-il quelquefois les subordonner à la volonté de Dieu. Dieu ne pourrait penser ou faire un cercle qui fût en contradiction avec ses propriétés, car ce ne serait plus un cercle. La libre création, la création arbitraire, pourrait faire seulement qu’il n’y eût rien de circulaire au monde, mais non que quelque chose pût être exactement circulaire sans avoir ses rayons égaux, ou un diamètre qui fût la plus longue ligne menée par le centre d’un point de la circonférence à un autre.

Il y a donc primitivement une essence du cercle. Or l’essence du cercle, considérée en dehors de tout cercle réel, phénoménal, expérimentalement percevable, est l’idée du cercle. Voilà l’idée de Platon. Tout géomètre est en ceci platonicien, car tout géomètre admet que les figures de la géométrie sont des êtres de définition. Il n’est pas difficile de concevoir que l’idée d’espace est nécessaire et ne peut être éliminée de l’esprit humain. Or dès que l’on conçoit l’espace, on le conçoit divisible au moins par la pensée, et il ne peut être conçu divisé sans être terminé par des lignes dont les relations constituent les propriétés des figures, et ces propriétés sont des lois nécessaires, c’est-à-dire qui ne peuvent être conçues autres qu’elles ne sont dans notre esprit. C’est pour cela que les idées mathématiques sont celles qu’il est le plus convenable de choisir comme exemples des idées éternelles. C’est pour cela que Platon dit quelquefois que l’enseignement de la géométrie doit précéder celui de la dialectique. C’est pour cela qu’il avait écrit sur la porte de son école les mots fameux : « que nul n’entre ici, s’il n’est géomètre. »

Toute idée, au sens où ce mot est pris ici, est donc une idée nécessaire, immutable, absolue, éternelle. Ces mots expriment autant d’attributs qui entrent dans la définition de la divinité. On peut donc dire, en un certain sens, qu’une idée caractérisée par tous ces