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assurément que n’en montre M. de Moustier pour venir en aide à la Turquie par ses conseils. Il ne s’occupe pas seulement des affaires de Crète ; dans une note sur le hatti-humayoun de 1856, il prend la peine d’énumérer en seize articles les réformes civiles, administratives, financières, judiciaires, qu’il est urgent pour la Turquie d’accomplir. Son collègue, M. Duruy, dévoré d’une activité à laquelle la France ne suffit pas, se charge de doter la Turquie d’un système d’enseignement public sur le plan du nôtre, et nos inspecteurs-généraux sont sur le point de partir, accompagnés de tout un personnel de professeurs, pour en aller jeter les bases. Selon l’ordinaire usage des donneurs de conseils, nous sommes prompts à nous impatienter lorsque nos avis ne sont pas suivis assez vite, et, après avoir pris la peine pendant quelque temps de dissimuler notre mécontentement sous les formes d’une courtoisie diplomatique, nous en venons à l’étrange note du 29 octobre, où, jouant le rôle d’une providence irritée, nous déclarons abandonner la Turquie à son aveuglement et à son mauvais sens. Est-il en Europe si petit état dont les ministres pussent écouter de sang-froid un tel langage ? Ceux de Turquie ne se départent pas un seul instant de la déférence la plus parfaite, leurs dépêches restent empreintes d’une tranquillité imperturbable ; il est évident que ceux qui les rédigent gardent la pleine possession d’eux-mêmes, première qualité de l’homme d’état. Ce n’est pas tout, ils opposent à la furie réformatrice de leurs amis les Français une lenteur nécessaire. Comme à Figaro, il leur faut « déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, » c’est-à-dire ici pour ne rien faire et ne pas se laisser emporter dans un tourbillon d’entreprises aventurées, qu’à M. de Moustier pour concevoir les projets qu’il leur soumet et pour élaborer les dépêches qu’il leur adresse. Aali-Pacha est aujourd’hui grand-vizir, Fuad-Pacha ministre des affaires étrangères ; l’an dernier les rôles étaient intervertis, Aali était au ministère des affaires étrangères, Fuad occupait le grand-vizirat ; la vérité est qu’ils forment ce qu’en Europe on appellerait le cabinet ottoman. Presque constamment au pouvoir depuis plus de quinze ans, ils y arrivent ensemble, ils s’en vont en même temps quand il faut partir, et cette fidélité de l’un à l’autre, cette union politique, où leurs défauts comme leurs qualités s’accordent si bien et trouvent un si utile emploi, n’est pas le trait le moins curieux de leur histoire. Je ne sais s’ils peuvent se passer des affaires, mais il paraîtrait que les affaires ne peuvent se passer d’eux, et cette occupation continue des premières fonctions de l’empire est significative dans un pays barbare où le favoritisme est encore tout-puissant, et sous un maître dont ils ne sont pas les favoris.