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ménagée, graduelle, intérieure, non pas imposée du dehors et accomplie par coups de foudre. « Il faut que nous marchions, dit-il, et d’autant plus vite que nous sommes plus en retard ; mais notre vitesse est limitée par la nécessité de ne pas faire éclater les chaudières. » Aali passe auprès de beaucoup de gens pour être aujourd’hui le chef du parti des « vieux Turcs ; » il ne manque jamais, à ce qu’on assure, avant de prendre une résolution, de consulter son astrologue, comme l’eût fait un vizir du XVIe siècle. Pour Turc, il l’est assurément ; quant à son fanatisme, il est clair qu’il n’en a aucun, malgré sa foi plus ou moins réelle à l’astrologie, malgré sa résistance passive à l’action des ambassadeurs, qu’il considère comme une obligation rigoureuse. L’entretien avait duré longtemps, le jour tombait, et le visiteur se retira, ne pouvant s’empêcher de rendre justice au grand sens d’Aali. En repassant dans sa mémoire, au balancement de son caïk, les discours qu’il venait d’entendre, en contemplant de loin Stamboul et Scutari qui s’endormaient à l’ombre de leurs minarets, en voyant passer à côté de lui des barques somnolentes remplies de gens, hommes et femmes, évidemment heureux dans leur silencieuse immobilité, il se demandait si l’on pourrait jamais inoculer à ce peuple avide de repos la fièvre d’activité qui est notre civilisation même. Il s’avouait qu’il faudrait au moins des années et des années encore, et la politique temporisatrice d’Aali lui paraissait presque la sagesse ; mais les années, qui en dispose ? L’histoire n’aurait pas de cataclysmes à raconter, si l’impatience humaine, au lieu de trancher les nœuds en risquant de tout perdre, savait attendre l’action du temps, qui dénoue infailliblement les plus serrés.

Quoi qu’on pense de Fuad, on ne songera jamais à faire de lui un « vieux Turc, » tant il est près de n’être pas Turc du tout. Il passerait plutôt pour un renégat parisien qui aurait conservé la bonne humeur française et l’habitude de faire des mots, sans prendre tout à fait au sérieux, je ne dis pas la religion, mais même les mœurs musulmanes. Au dernier bal donné par lui quand il était grand-vizir, car les ministres donnent parfois des bals à l’européenne, sauf que les femmes turques restent dans leur appartement, où les dames seules vont les visiter, un jeune attaché d’ambassade tout fringant donnait le bras à la femme de son chef pour la conduire au harem ; arrivé sur le seuil, il ne faisait point mine de vouloir s’y arrêter, quand Fuad, qui l’avait suivi des yeux, s’approcha et lui dit en souriant : « Pardon, monsieur, vous êtes accrédité auprès de la Porte ; votre mission finit ici. » Je ne citerais pas ce mot, s’il n’était caractéristique en ce qu’il donne la mesure exacte du fanatisme de Fuad. En débarquant à Kanlidja, sur la rive d’Asie, où il reçoit