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haut en couleur, les lèvres épaisses, mais l’œil éclatant d’esprit avec une expression mélangée de sensualité presque rabelaisienne et de finesse. On prétend qu’il s’est montré à la rencontre excellent général ; je le crois. Le fait est qu’il a moins la tournure et la mine d’un soldat que celle d’un vigneron. A voir sa barbe déjà grisonnante et rare, on peut lui donner le même âge qu’à Aali, de cinquante-cinq à soixante.ans ; mais le corps, au lieu d’être gauche comme chez celui-ci, est plein de désinvolture et d’aisance.

— Eh bien ! dit-il rondement à son visiteur à peine assis, que pensez-vous de nous ? Beaucoup de mal, n’est-ce pas ?

— Beaucoup de mal, c’est trop dire ; beaucoup de bien, ce serait trop dire aussi ; j’ai sur la Turquie une opinion mixte.

— C’est parce que vous ne nous connaissez pas assez. Dès qu’on nous connaît, on nous aime, et, tant qu’on ne nous aime pas, on ne nous connaît point. Nous avons un malheur, qui est d’être les plus braves gens du monde, on le sait et on en abuse ; mais il faut bien qu’on nous estime, ne fût-ce que comme dupes. Voilà plus de cinquante ans que tous les matins on prédit notre mort pour le soir, et le soir nous nous couchons bien vivans. Nous avons usé beaucoup de ces prédictions-là, et nous en userons beaucoup encore, car nous ne sommes ni morts, ni mourans, quoi qu’on en dise.

— Vous êtes du moins malades.

— Oui, c’est ce que disait l’empereur Nicolas ; mais, si vous voulez avoir des nouvelles de notre santé, ce n’est pas ce médecin-là qu’il faut consulter. Je connais la Turquie mieux que lui et que personne, je l’ai tournée et auscultée de tous côtés, et voici le résultat de mon examen médical : nous sommes au fond un corps robuste et bien constitué, nous n’avons aucune maladie organique, mais, passez-moi le mot, nous avons la gale et pas de soufre à notre disposition.

Pour ne pas se choquer de cette métaphore pathologique, le lecteur voudra bien se rappeler que Fuad a débuté par exercer la médecine ; c’est ce que fit l’étranger à qui cette réponse était adressée. Les questions qui peuvent s’élever entre un Européen et un Turc sur la Turquie ne sont pas infimes en nombre, et plusieurs des points sur lesquels Aali s’était expliqué devaient reparaître nécessairement dans cet entretien. Fuad soutint également que la religion musulmane n’est pas plus rebelle que toute autre aux transformations sociales, qu’on en a vu d’aussi rétives qu’elle se plier cependant, lorsqu’il l’a fallu, aux circonstances et accepter ou subir de singulières transactions. En ce qui regarde le fanatisme mahométan, ce n’est pas aux catholiques qu’il convenait, selon lui, d’en parler, d’ailleurs la tolérance n’est nullement une vertu naturelle,