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Si secrète qu’eût été la correspondance entre l’oncle et le neveu, M. de La Chalotais en avait fort bien pénétré le sens et deviné l’effet. Aux obstacles opposés par M. d’Aiguillon aux vœux ardens d’un père paraît donc remonter l’inimitié qui eût pour la Bretagne des conséquences si graves. Ces mauvais vouloirs réciproques s’étaient déjà révélés dans le cours de l’année 1761 sans altérer l’entente apparente qui unissait encore le commandant et le procureur-général ; mais l’éclatant service rendu bientôt après par ce dernier à la politique du duc de Choiseul et la célébrité conquise à son nom changèrent complètement l’état des choses. Le premier ministre prit chaleureusement en main la cause de M. de La Chalotais ; il y intéressa Mme de Pompadour et la députation des états de Bretagne, à laquelle il demanda à titre de service personnel, durant son séjour à Paris, d’appuyer la demande de ce magistrat auprès de M. de Maupeou. M. de Saint-Florentin céda, et la Bretagne eut deux procureurs-généraux, M. de Caradeuc ayant été associé à son père dans l’exercice simultané de la même charge.

Le duc d’Aiguillon ne pardonna pas plus à M. de La Chalotais d’avoir réussi par le concours de M. de Choiseul que le procureur-général ne pardonna au duc d’Aiguillon d’avoir voulu le desservir auprès de M. de Saint-Florentin. Un abîme s’ouvrit bientôt entre le magistrat, défenseur né des droits de sa province, et le grand seigneur appelé à faire prévaloir en Bretagne toutes les volontés de la cour. Cette guerre personnelle commença par des épigrammes pour finir par d’atroces calomnies. M. de La Chalotais était doué d’un esprit mordant, qualité dangereuse chez un magistrat, et ses bons mots transperçaient son adversaire, qui manquait de promptitude sans manquer pourtant de finesse. La plupart des salons de la ville parlementaire avaient pris parti contre le commandant de la province avec autant de chaleur que sous le maréchal de Montesquiou. M. de La Chalotais méconnaissait la bravoure du vainqueur de Saint-Cast, à laquelle les nombreux témoins de l’action avaient rendu témoignage, et celui-ci contestait avec tout aussi peu de fondement l’extraction noble du magistrat. A l’hôtel de Caradeuc, on avait imaginé l’histoire d’un moulin, duquel serait sorti, à la fin du combat, le général, moins couvert de gloire que de farine ; à l’hôtel du gouvernement, on racontait la transformation d’un certain tableau d’ancêtre dont la toque et la robe d’échevin auraient récemment disparu sous un casque et une cuirasse de chevalier[1].

Il y avait malheureusement en jeu des intérêts plus sérieux que de telles misères : le conflit des états et du parlement avec la cour

  1. Journal du duc d’Aiguillon, t. III, p. 32.