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Non, ne plaignons pas trop Lessing. D’abord il remporta plusieurs succès éclatans au théâtre, ce qui est, paraît-il, l’une des plus vives satisfactions qu’il soit donné à l’homme de goûter. Il fut heureux aussi dans sa passion pour les livres : il est mort bibliothécaire. Il est vrai que durant les années qu’il passa à Wolfenbüttel, il essuya bien des traverses : le duc de Brunswick lésinait sur son traitement, il avait peine à nouer les deux bouts ; sa santé, jusqu’alors florissante, se détraqua, sa vue s’affaiblit, ce qui jeta du sombre dans son humeur ; mais sa bibliothèque ne laissait pas de lui être agréable, surtout depuis qu’il avait découvert parmi les manuscrits confiés à sa garde un traité inédit d’un hérésiarque du XIe siècle, Bérenger de Tours, ouvrage sentant le fagot, et dont la publication causa un grand scandale parmi les théologiens des deux communions. N’oublions pas d’ailleurs que non-seulement la nature l’avait puissamment armé contre toutes les misères de ce bas monde, mais qu’il y goûta des plaisirs qui ne sont accordés qu’aux hommes de sa race et de sa trempe. Confondre des pédans, démasquer des intrigans et des hypocrites, porter des coups mortels à la sottise méchante, à la superstition, à l’intolérance, — il savoura cette volupté. La pensée a ses délices et son ivresse. Toute l’œuvre de Lessing respire une joie virile, l’allégresse d’un esprit libre auquel l’avenir a donné des gages, qui a la postérité pour complice, et qui jouit de ses franchises, de ses fiertés, de sa solitude même. « Je ne suis pas un géant, criait-il à ses ennemis, je ne suis qu’un moulin à vent. Je me tiens à ma place, hors du village, sur ma colline de sable, solitaire, et je ne recherche personne, je ne viens en aide à personne, je ne me fais aider par personne. Si j’ai quelque grain à faire broyer par ma meule, je l’ai bientôt moulu, quel que soit le vent qui souffle. Les trente-deux vents du ciel sont mes amis. Dans l’univers entier, je ne réclame pas un pouce de terrain de plus que ce qu’il faut d’espace à mes ailes pour tourner librement ; mais qu’on les laisse tourner ! Les moucherons peuvent bourdonner en paix autour de moi. Seulement que de méchans gamins ne viennent pas à toute heure se pourchasser au pied du moulin ! Malheur surtout à la main qui voudrait m’arrêter, si elle n’est pas plus forte que le vent qui me pousse. Celui que mes ailes feront voler dans l’air ne pourra s’en prendre qu’à lui ; si sa chute est rude, je ne sais vraiment qu’y faire. »

Toute la vie de Lessing fut une lutte ; le glorieux athlète mourut à cinquante-deux ans, dans l’attitude du combat et le ceste au poing. Les grands lutteurs ne doivent pas être jugés comme les autres hommes ; il sera beaucoup pardonné à qui aura combattu