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ambulantes de l’Allemagne honorèrent sa mémoire par des solennités funèbres. L’Allemagne, se ravisant, répare bien aujourd’hui son ingratitude d’autrefois. Le nom de Lessing jouit à cette heure d’une faveur immense parmi ses compatriotes ; les gouvernemens s’en mêlent ; on lui érige des statues à Berlin, à Camenz ; on l’étudie, on le commente, on le prône, et, s’il est possible, on le surfait. La critique d’outre-Rhin est sujette à verser, et ses enthousiasmes tiennent de l’engouement. « Chaque ligne de notre Lessing, s’écrie M. Dilthey, doit nous être sacrée. » Votre Lessing, qui détestait toutes les idolâtries, aurait peu de goût pour le métier d’idole ; mais le culte que vous lui rendez s’explique. On a dit autrefois que la mer appartenait aux Anglais, la terre aux Français, et que l’air était le partage des Allemands. Depuis, les Allemands en ont appelé ; ils sont devenus plus positifs, ils ne se contentent plus de leur empire aérien et de régner sur les nuées ; ils aspirent à faire figure ici-bas. Comment s’étonner qu’ils s’éprennent d’un goût particulier pour celui de leurs écrivains qui fut un homme d’action, et qui leur peut enseigner par ses exemples comme par ses leçons l’art de vouloir et de se tenir debout ?


II.

Lessing a composé des drames, et il a soutenu des controverses qui ont fait époque dans l’histoire de la critique littéraire et religieuse. Étudions d’abord le littérateur et le poète[1]. Il éclata dans

  1. Un ancien élève de l’École normale, M. L. Crouslé, a publié un travail estimable sur Lessing et le Goût français en Allemagne. La première partie de cet ouvrage renferme une biographie exacte et bien faite de Lessing. Dans la seconde, l’auteur défend avec vivacité Corneille et Racine contre l’auteur de Nathan. Il se récrie, il s’indigne, et je crois vraiment qu’il se fâche. Peut-être a-t-il sur le cœur les superbes mépris que la critique allemande contemporaine affecte pour nos classiques. Il est aujourd’hui de mode en Allemagne d’ignorer ou de nier le siècle de Louis XIV et beaucoup d’autres choses. Il suffit de renvoyer ces ignorans volontaires à Goethe, à ses jugemens plus équitables, à Schiller lui-même, qui ne crut pas perdre son temps en traduisant la Phèdre de Racine. Si les Allemands persévèrent dans leur parti-pris d’exclusivisme hautain et de fatuité patriotique, ils seront d’ici à vingt ans le peuple le moins philosophe de l’Europe. Cela les regarde ; mais, avant de mépriser Molière, il serait bon d’en avoir au moins la monnaie. Quant à Lessing, qui au demeurant a toujours admiré Molière, le cas est différent. Il s’insurgeait avec raison contre la dictature que le goût classique français exerçait dans son pays ; il poussait l’Allemagne à conquérir sa liberté, à revendiquer sa place au soleil. Fera-t-on un crime à la junte de Cadix de n’avoir pas toujours rendu justice aux armes françaises et aux joseppins ? Lessing avait déclaré une guerre à mort aux afrancesados allemands, et nous devons lui en être reconnaissans. L’affranchissement de la poésie allemande n’a pas été sans influence sur les destinées de la poésie française. Que serions-nous devenus, si nous avions été condamnés au classique à perpétuité ?