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tous. » M. Michelet voit dans les montagnes des temples de la nature et appelle les Alpes l’autel commun de l’Europe. Voilà qui est fort bien dit, mais lord Byron avait ressenti exactement la même impression, et je cherche en vain ce que M. Michelet a pu ajouter à ces paroles du poète : « ce n’est pas vainement que les Perses antiques prirent pour leurs autels les lieux élevés et les pics des montagnes qui regardent de haut la terre, choisissant ainsi avec raison un temple sans murailles pour appeler l’esprit qui ne peut être honoré dignement par aucun sanctuaire élevé de main humaine… » M. Michelet a dans son livre une page charmante sur le Rhône, au cours impétueux, véhément, passionné ; mais croit-il par hasard que cette originalité du Rhône ait échappé à l’œil du poète ? Qu’il relise l’admirable strophe qui commence ainsi : « là où le Rhône rapide divise son cours entre des hauteurs qui ressemblent à des amans qui se sont séparés dans la haine… » Je pourrais continuer longtemps ainsi et montrer par pertinentes citations à M. Michelet qu’il n’est pas un seul des traits observés par lui dans les montagnes qui ait échappé à lord Byron.

Je passe maintenant aux paroles de reproche. « J’ai voulu à Meyringen, nous dit M. Michelet, lire, revoir son Manfred. Cela ne se pouvait pas. Cette exaltation désolante, ce faux tragique qui n’est d’aucun temps, d’aucun lieu, détonnent en de pareils lieux. Déplorable conception d’avoir assis Némésis, la vengeance, et le dieu du mal, sur ces bienfaisans glaciers qui nous donnent, avec les grands fleuves, la vie, la salubrité, la fécondité de l’Europe ! » Je passe volontiers condamnation Sur le drame même de Manfred, pourvu toutefois que M. Michelet m’accorde que ce drame est une expression très suffisamment énergique d’une des personnalités les plus aristocratiques qui furent jamais. Il est certain que Manfred n’a pas la portée qu’on a voulu lui attribuer, et que les critiques qui l’ont comparé à Faust ont perdu, je le crains, leurs frais d’éloquence. Manfred n’est pas comme Faust une conception poétique, il est comme René, avec lequel il a de très étroits rapports (l’âme est de même forme et le crime est le même), l’expression d’une individualité poétique. Faust traîne après lui toute une civilisation, tout un monde ; Manfred ne traîne que lui, Manfred. Mais je me permettrai de trouver, contre M. Michelet, que le paysage de Manfred est le plus beau paysage de montagnes que main de poète ait encore tracé. Que de beaux traits pittoresques dans ce drame dont les vers ont par momens la musique sauvage des torrens ! Ce phénomène étrange de la marche des glaciers, que M. Michelet a décrit, est le premier trait que nous rencontrions en ouvrant Manfred. « Le Mont-Blanc est le monarque des montagnes, chante le second esprit ; on l’a couronné, il y a longtemps, sur un trône de rochers, dans une robe de nuages, avec un diadème de neige. Des forêts font une ceinture à ses reins, l’avalanche est dans sa main ; mais, avant qu’elle tombe, la balle tonnante doit attendre mon commandement. La masse froide et