Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/230

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sans repos des glaciers se meut en avant jour par jour ; mais c’est moi qui lui ordonne d’avancer ou d’arrêter sa marche. » Nous parlions tout à l’heure des terreurs de la montagne, que pense M. Michelet de cette tombée de la nuit au sommet des Alpes ? « Les brouillards montent en bouillonnant autour des glaciers, les nuages s’élèvent rapidement au-dessous de moi, par masses onduleuses, blancs et sulfureux comme l’écume de l’océan soulevé du profond enfer, dont chaque vague se brise sur un rivage vivant où sont entassés les damnés en guise de cailloux. » Et cette description de la masse d’eau qui tombe perpendiculaire, pareille à une lumière écumante et qui « oscille d’ici, de là, comme la queue du pâle coursier, du palefroi gigantesque qui doit être chevauché par la Mort dans l’Apocalypse ! » Et quelle merveille de description, et en même temps quel trait de génie que l’apparition de l’âme de la montagne sous la forme, de la fée des Alpes ! Glacialement virginale, blanche comme la neige et rose comme l’adieu de la lumière aux glaciers, elle surgit, et, fixant sur Manfred ses limpides yeux de source, écoute sans les comprendre les plaintes de cet être fait de la chaude argile de la terre d’en bas. Savez-vous bien que dans un trait pareil sont condensées autant de profondes impressions poétiques qu’un long volume de descriptions en pourrait contenir ! Quant à Manfred lui-même, n’en déplaise à M. Michelet, il est très convenablement placé au sommet des Alpes, car le personnage est en parfait rapport avec la scène. En quel lieu mieux que sur les sommets solitaires serait placée cette âme solitaire ? L’apparition de Némésis paraît choquante à M. Michelet : pourquoi ? Némésis représente ici une des forces de la conscience, et c’est un phénomène psychologique bien connu que la conscience agit d’autant plus fortement sur l’homme que la solitude est plus grande autour de lui. Pour se retrouver, se reconnaître tout entier, se voir soi-même face à face, le glacier de la Jungfrau est le plus convenable des miroirs. Enfin Byron a merveilleusement compris que les hauts sommets, régions métaphysiques pour ainsi dire, étaient le théâtre naturel où un magicien rationaliste comme Manfred[1] pouvait évoquer les êtres métaphysiques qui gouvernent nos destinées. Ce que M. Michelet reproche à Byron est une des preuves les plus heureuses qu’il ait données de logique poétique.

Byron me semble jusqu’à présent le vrai poète des montagnes. En lui, elles ont trouvé un chantre digne d’elles, une âme faite pour en comprendre la grandeur, un cœur fait pour gronder à l’unisson de leurs orages (qu’on se rappelle au troisième chant de Childe Harold l’admirable

  1. Manfred est si bien l’expression d’une simple individualité que, même dans sa puissance de magicien, il ne se rattache à rien qu’à lui-même. Faust est un magicien orthodoxe, selon les rites de la science, appartenant au catholicisme de la magie ; mais Manfred est un magicien sans rite, sans culte, sans église, un magicien glacialement rationaliste, et il évoque non des démons, mais des entités métaphysiques.