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passage où il mêle ses tempêtes intérieures à l’orage des Alpes), et d’autant plus capable de sentir le prix de leur pureté qu’il était lui-même plus troublé. Il est le vrai poète des montagnes, parce qu’il l’est par nature, absolument comme l’aigle est par nature l’habitant des hautes cimes, et aussi parce qu’il est le seul qui les ait comprises dans leur double caractère à la fois diabolique et divin, qui les ait senties à la fois à la manière du peuple naïf et à la manière des esprits méditatifs. Les deux autres grands poètes (Rousseau peut porter ce nom) qui les ont chantées n’ont vu qu’une seule de ces faces, la face sublime et religieuse. Nous parlions tout à l’heure de la logique poétique qui avait fait choisir les Alpes à Byron pour y placer une scène d’évocation d’êtres métaphysiques ; c’est un mérite pareil, mais plus simple et se découvrant plus aisément à la pensée, que nous admirons dans le célèbre épisode de l’Emile connu sous le nom de Profession de foi du vicaire savoyard. Jamais décor ne fut en plus parfaite harmonie avec la scène qu’il devait encadrer. Les Alpes sont bien la chaire naturelle de l’apôtre du déisme, l’autel naturel d’une religion sans culte, le lieu naturel des prières adressées à un Dieu métaphysique. Grâce à ce décor des Alpes, Rousseau, dans ce célèbre épisode, a fait plus que marier l’ancienne doctrine vaudoise au déisme philosophique : il a été à son insu plus religieux selon la tradition qu’il ne voulait l’être, car il a fait merveilleusement comprendre pourquoi Moïse, renouvelant l’exemple donné par les premiers hommes, alla chercher Dieu sur les sommets de l’Oreb et du Sinaï. Si Dieu daigne apparaître aux hommes, c’est en effet sur les hautes montagnes qu’il doit aimer à se montrer de préférence, car là seulement il peut prononcer la célèbre parole : je suis celui qui suis, et se révéler dans son essence de pur esprit, tandis que dans le monde multiple et protéen d’en bas il lui faut prendre forme et figure, se révéler en se cachant, et subir l’humiliation des métamorphoses d’un dieu païen. O triomphe de la logique et de la justesse ! par le simple choix d’un décor en harmonie exacte avec sa doctrine, la censée individuelle de Rousseau s’est trouvée en parfaite identité avec la pensée générale de l’humanité, et la philosophie raffinée du siècle le plus civilisé a retrouvé la religion instinctive des premiers âges. Par ce simple choix des Alpes, Rousseau, sans y penser, a proclamé l’unité de l’esprit humain.

Il serait difficile de dire qui, de Rousseau ou de la montagne, doit le plus à l’autre. Les montagnes ont été le théâtre des plus heureuses années de sa vie, et il les a associées à ses plus doux souvenirs ; il leur doit ce qu’il eut de vertu, sa réelle candeur, qui combattit toujours en lui la corruption, son sentiment du prix de l’innocence et de la vie simple, qui le rendit toujours mécontent de lui-même et le protégea contre la fascination de la vie artificielle du monde, la conservation de sa piété native, combattue de tous côtés par les influences de son temps. Il leur doit enfin