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l’instant ; il se leva pour justifier ses compatriotes, accoutumés à être des victimes et non des auteurs de crimes :


« Bien loin, disait-il, de reprocher au directoire son message, je lui en rends des actions de grâces, puisqu’il me fournit l’occasion de prendre à cette tribune la défense de ma malheureuse patrie, et de repousser loin d’elle les inculpations calomnieuses dont on s’est plu si souvent à la noircir.

« Si le directoire vous montrait sa correspondance officielle, vous verriez que les voies de fait dont il est ici question sont étrangères aux opinions politiques ; la plupart n’ont eu lieu que sur des voleurs pris en flagrant délit (murmures). C’est du sein de la misère et de l’insuffisance des lois que naissent ces crimes, et non d’un système d’assassinat. De toutes les communes de la république, il n’en est aucune où la rage révolutionnaire ait exercé ses fureurs avec plus d’atrocité qu’à Lyon ; il n’y a pas une famille qui n’ait à y pleurer la perte d’un parent, d’un ami : la réaction dont on se plaint n’est-elle donc pas, jusqu’à un certain point, naturelle ? (Violens murmures, trépignemens de pieds. On s’écrie : à l’ordre ! à l’ordre !) Depuis deux mois que les nouveaux magistrats ont été nommés, les assassinats se réduisent à un seul, celui d’un membre du tribunal révolutionnaire, qui a été poignardé par un jeune homme dont il a lui-même assassiné le père ; mais tous ces crimes sont désavoués par l’immense majorité des citoyens de Lyon. La jeunesse de Lyon, brave et fière, sait se battre et non assassiner… »


Il avait dit une chose juste : « S’il y avait une réaction à Lyon, cette réaction, après tout ce que Lyon a souffert, ne serait-elle pas assez naturelle ?… » Mais il n’avait pas mesuré son expression, et une telle parole, tombant du haut de la tribune, prête beaucoup trop à la déclamation des partis. On accusa Camille Jordan d’avoir non-seulement préconisé, mais déifié l’assassinat, et ce fut Marie-Joseph Chénier qui porta contre lui cette accusation. Le poète-tribun s’était fait, avant et après le 18 fructidor, l’ennemi personnel et le satirique acharné de Camille. Camille Jordan lui répondit, et, je dois le dire, sa réponse fut cruelle[1].

  1. Cette réponse à Chénier se trouve dans une note de l’écrit de Camille Jordan sur le 18 fructidor. La voici en ce qu’elle a d’essentiel ; il s’adresse, par manière d’apostrophe, à ses compatriotes lyonnais : « Après avoir prouvé que jamais votre ville n’avait joui d’un calme plus profond que depuis trois mois à l’ombre des paternelles administrations qu’elle s’était choisies, montrant que si, à des époques plus reculées, quelques assassinats y avaient été commis, comme dans toutes les autres parties de la république, par la négligence du gouvernement, ils n’appartenaient à aucun système réfléchi, à aucun mouvement contre-révolutionnaire, mais à la seule impulsion de la vengeance individuelle, je disais : Et dans quelle ville une telle vengeance dut-elle paraître davantage, je ne dis pas excusable ou permise, mais naturelle ? Voilà mes propres paroles ; j’en atteste tous mes collègues. Eh bien ! c’est cette phrase qu’ils ont dénoncée avec fureur, c’est dans cette phrase où la vengeance est expressément condamnée, où elle est simplement qualifiée de naturelle, qu’ils ont trouvé l’apologie, la déification de l’assassinat. Et qu’y a-t-il donc dans une telle expression que je veuille réformer dans le calme de tous mes sens ? Qu’y a-t-il que, je ne dis pas l’orateur, mais le philosophe ne doive expressément approuver ? Tout ce qui est naturel est-il permis ?… Voyez l’humanité de ces vertueux citoyens ! Une telle doctrine affecte même leur sensibilité. Il ne suffit pas qu’on convienne avec eux que la vengeance est défendue, ils ne peuvent pas même entendre qu’elle est naturelle. Leur nature bienfaisante se révolte à cette pensée. O vous que le ciel doua d’une âme si expansive et si tendre, cette erreur est belle sans doute, elle fait honneur à vos cœurs ; mais c’est une erreur cependant, et la raison ne saurait perdre ses immuables droits. Retenez donc bien que la nature humaine, telle qu’elle est faite chez nous, comporte des sentimens quelquefois illégitimes et même cruels. Retenez bien qu’entre des actions également défendues par les lois divines et humaines, il en est de naturelles, comme il en est qui ne sont pas naturelles, et si vous-vvoulez que je vous donne un exemple qui vous apprenne à les discerner, Chénier, écoutez-moi :… Il est naturel pour un fils de fondre le poignard à la main sur le bourreau de son père ; mais il ne l’est pas pour un frère de laisser son frère périr sur un échafaud, quand il n’avait, pour le sauver, qu’à le vouloir. Le premier fut coupable, le second fut atroce ; le premier est un homme, le second est un monstre. » — On retrouve ici sous la plume de Camille cette accusation de fratricide que les hommes du côté droit se plaisaient trop souvent à retourner comme un poignard au cœur de Marie-Joseph. Camille Jordan, attaqué injustement, se sert lui-même d’une arme injuste.