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témoin fait cette réflexion : « Il reste à faire une justice qui sera épouvantable, » la quale sarà tremenda. La seconde lettre raconte comment cette justice s’est faite. Nous ne le suivrons pas dans ce récit. Quoique prêtre et Calabrais, doublement ennemi de l’hérésie, il en est effrayé, che solo in pensarvi è spavenlevole. On avait enfermé dans une maison 80 prisonniers, hommes, femmes et enfans. Il les a vus sortir un à un sous la conduite d’un homme aux formes athlétiques, aux bras nus et rouges de sang, qui les faisait agenouiller, leur renversait la tête en arrière, e con un coltello gli tagliava la gola. L’image sanglante de cet homme entré et sorti quatre-vingts fois le poursuit comme un horrible cauchemar. Dans la troisième lettre, datée du 12 juin 1562, il écrit qu’on a fait l’exécution, si è fatta l’esecuzione, de 2,000 personnes, et qu’il en reste encore 1,600 en prison.

L’origine de ces colonies n’est point inconnue du correspondant de l’inquisiteur-général. « Ces hérétiques, dit-il, viennent des montagnes d’Angrogna, et on les appelle ici des ultramontains. Parmi eux régnait le précepte « croissez et multipliez, » comme ils l’ont avoué eux-mêmes. Il en reste encore dans diverses localités du royaume, mais on n’a pas appris qu’ils vivent mal. » Ces détails ne satisfont guère la curiosité. On voudrait savoir comment ces colonies vaudoises avaient pu échapper jusqu’au XVIe siècle à l’étreinte de l’orthodoxie qui les environnait. On ne peut guère admettre l’opinion des écrivains vaudois qui leur donnent gratuitement et sans preuves historiques une organisation d’église apparente et distincte de celle de Rome. Cela est contraire aux mœurs de la secte, à ses habitudes de prudence et de réserve. Instruite par les calamités qu’elle s’était attirées par sa prétention à élever église contre église, autel contre autel, la secte des barbes y renonça après la croisade albigeoise, et se renferma dès lors dans cette association occulte où nous l’avons trouvée d’abord, église invisible, réunion d’adorateurs en esprit et en vérité, priant portes closes, selon la parole du maître, dans l’intérieur domestique ou dans la solitude des montagnes. Le principe de sa protestation contre le matérialisme officiel, les nécessités de son existence, tout la poussait dans le spiritualisme qui est l’essence même du christianisme. La protestation vaudoise n’a jamais tendu d’ailleurs, comme celle du catharisme, à renverser l’église romaine. Pour un vaudois antérieur à la réformation, ce n’est pas le principe de l’église qui est mauvais, c’est l’homme, c’est le prêtre, et il proteste contre les mauvais prêtres, à qui il refuse les pouvoirs surnaturels. « Que s’il y en a quelqu’un de bon qui aime et craigne Jésus-Christ, » comme dit la Nobla Leyczon, le vaudois des anciens jours s’attachait à lui, ne faisait pas bande à part ; mais il se retirait du mauvais, et à