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ce mot de mauvais il attachait le même sens moral que le cathare lui-même, savoir l’amour de la domination temporelle, des richesses, l’esprit d’orgueil et de persécution. Ce côté moral de la secte vaudoise lui a permis de vivre dans des milieux où elle aurait été écrasée, si elle avait eu la prétention d’opposer son culte à celui de l’église. Les vaudois ont pu passer inaperçus, ou du moins sans attaques violentes, en se renfermant dans leur culte intérieur et caché, analogue à cette initiation particulière qu’en langage maçonnique on appelle « sommeil des loges. »

Le sommeil des colonies vaudoises de la Calabre et de la Provence n’était pas la mort, la foi ancienne n’était pas éteinte, et, si l’observateur avait pu voir au fond de leur situation religieuse, il aurait aperçu l’action secrète de ces mêmes hommes que nous avons vus sortir au XIIe siècle de la région du Viso, toujours attachés à leur foi, mais devenus prudens comme des serpens, selon le mot de l’Évangile. Les barbes des Alpes ne se lancent plus en pleine orthodoxie avec la fureur des combats théologiques ; ils voyagent secrètement, ils vont silencieusement visiter, consoler et affermir dans la foi leurs coreligionnaires dispersés. L’historien Gilles, arrière-petit-fils d’un barbe de même nom et barbe lui-même au temps de la réforme, raconte les visites pastorales de son bisaïeul dans les colonies de la Calabre. L’apôtre errant descendait par la droite de l’Apennin, par l’état de Gênes, par Livourne, Rome et Naples, et revenait par la rive de l’Adriatique, par Venise et la ceinture des Alpes. Dans les villes italiennes, dit-il, où il y avait des disciples secrets, le barbe et son coadjutor, car la secte n’avait pas abandonné l’ancienne manière apostolique de voyager, venaient frapper à la porte de la maison connue, y passaient la nuit, et en échange de l’hospitalité fraternelle y laissaient leur bénédiction, leurs prières et leurs enseignemens. Le voyageur n’entrait pas dans la maison de refuge sans s’annoncer par un signe convenu qui le faisait reconnaître de son coreligionnaire. Dans le cours du voyage, il entendait et voyait bien des choses qui eussent fait sortir des règles de la prudence un barbe d’avant la croisade albigeoise. Un jour, l’un de ces missionnaires entre dans une église de Florence au moment du sermon. Le prédicateur, jouant sur le nom de Florence, s’écrie : « O Florence, tu es la fleur d’Italie, tu l’as été jusqu’à ce que ces ultramontains t’aient persuadé que l’homme est justifié par la foi, et ils en ont menti. » Cette parole, démenti donné au spiritualisme vaudois, eût mis hors de lui-même un Pierre de Bruis ; mais les vieux de la montagne avaient appris la prudence à la terrible école des persécutions. Le barbe sortit de l’église sans être aperçu, car il était en voyage non pour attaquer l’ennemi, mais pour visiter les amis, les brebis