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elle-même, vouloir la calmer et l’endormir, c’est vouloir annuler sa puissance. Partout au contraire où les institutions et les mœurs maintiennent l’activité de ces luttes bienfaisantes, de grandes fautes peuvent être commises, mais elles ne sont pas irréparables, et l’avenir n’est jamais perdu. Ce n’est ni à l’affaiblissement des influences locales ni à la désorganisation des grands partis politiques qu’il faut demander la protection que les minorités réclament. Peut-être pourrons-nous la demander au système du vote plural ou cumulatif.

L’idée de ce système n’est pas nouvelle ; elle consiste, comme son nom même l’indique, à donner à certaines personnes deux, trois ou plusieurs votes, et à proportionner le pouvoir politique à l’importance ou à la capacité de chacun. C’est ce qui se faisait dans l’ancienne Rome, alors que les quatre-vingt-dix-huit centuries de la classe patricienne valaient plus à elles toutes seules que les cinq autres classes réunies, tandis que la classe des prolétaires, refoulée tout entière dans la dernière centurie, n’avait plus dans les élections qu’une influence illusoire. C’est ce qui existe aujourd’hui même en Angleterre dans les élections des vestries ou conseils de paroisses, des poor law guardians et de certains corps municipaux où le nombre des suffrages dont chacun dispose se mesure à l’importance de sa contribution pécuniaire. La même chose se passe, quoique dans une moindre mesure, aux élections du parlement. On sait que les universités jouissent d’une représentation particulière sans que leurs membres soient pourtant exclus du droit de suffrage qu’ils peuvent exercer ailleurs en qualité de simples citoyens. De même certains propriétaires inscrits à divers titres dans plusieurs collèges peuvent voter plusieurs fois en se transportant de l’un à l’autre. Tel est le principe qu’il s’agit de régulariser et d’étendre sans blesser les doctrines de l’égalité moderne.

On ne veut en faire, bien entendu, qu’une application fort restreinte. M. Mill, qui voit dans l’intelligence le fondement même du droit de suffrage, ne réclame le bénéfice du vote cumulatif qu’en faveur de certaines personnes d’une capacité ou d’une éducation supérieure. Il incline à penser que non-seulement le privilège des universités doit être maintenu, mais qu’il faudrait en constituer de semblables au profit de tous les corps scientifiques, et peut-être même conférer directement un double ou triple vote à tous ceux dont la position démontre suffisamment les lumières. Il ne serait même pas éloigné de faire subir aux électeurs qui seraient désireux de monter en gracie une série d’examens conférant des diplômes et des degrés divers. Son vif instinct démocratique ne l’empêche pas de repousser les conséquences choquantes d’une égalité trop