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manière à peu près équitable, et que toutes les doctrines trouvent dans le parlement un nombre suffisant de défenseurs. C’est là le point essentiel du gouvernement représentatif, et si tous les citoyens appelés à l’exercice du droit de suffrage sont capables et éclairés, si en outre la vie politique est activement entretenue dans le pays par une liberté large et franche, tous les intérêts légitimes doivent se déclarer satisfaits, et les conservateurs comme les démocrates n’ont rien de plus à exiger.

Mais y a-t-il donc une forme de suffrage qui réalise ces conditions d’une manière parfaite et toujours certaine ? N’en déplaise à nos alchimistes politiques, cette pierre philosophale, cette panacée universelle ne saurait exister nulle part. S’il est funeste de regarder les institutions humaines comme le produit d’une fatalité supérieure et de les subir aveuglément sans chercher à les corriger, il ne faut pas non plus les regarder comme un mécanisme qu’on peut porter d’un pays à l’autre, ni s’imaginer qu’il suffise de changer le texte des lois pour transformer la société. Après l’erreur qui consiste à tout abandonner à la destinée, il n’en est pas de plus dangereuse que celle qui considère les lois politiques comme de pures créations du législateur, et qui se figure naïvement que, si la machine à gouverner nous paraît mauvaise, rien n’est plus facile que de fabriquer une machine meilleure. M. Stuart Mill a ingénieusement défini la part de la nécessité historique ou morale et celle de la raison et de la science en comparant les institutions politiques à une roue de moulin qui ne saurait tourner sans l’assistance du vent ou du cours d’eau qui la fait mouvoir. Ce serait une insigne folie que de vouloir établir un moulin à eau sur une montagne ou un moulin à vent dans une vallée. De même il n’y a pas de système électoral qui puisse s’appliquer indifféremment et avec un égal succès à la Chine ou à la France, à la Prusse ou au royaume de Dahomey. La démocratie américaine ne conviendrait pas à l’Angleterre, ni l’aristocratie anglaise à l’Amérique ; chacune cependant paraît fort bien accommodée au pays où elle règne, toutes deux se vantent avec raison d’assurer à deux grandes nations la jouissance des mêmes libertés. La vérité, c’est que le régime électoral tient à la constitution même de la société ; il doit se modifier comme la société elle-même, lentement et par degrés. Toute innovation trop rapide est un apprentissage difficile, une expérience périlleuse où la liberté est exposée à périr. Le meilleur musicien hésite et se trompe quand on lui met dans les mains un instrument nouveau. Le peuple le mieux accoutumé à la pratique des institutions représentatives, quand on le fait passer trop brusquement à la démocratie pure, peut tomber dans de grandes folies, dans de grandes violences ou